EN LANÇANT LE LABEL DEF JAM, LE TANDEM RUSSELL SIMMONS/RICK RUBIN A DÉNICHÉ ET FAÇONNÉ QUELQUES-UNS DES DISQUES LES PLUS FONDAMENTAUX DU RAP, DE RUN DMC AUX BEASTIE BOYS.

Le scénario est celui de L’Arme fatale. Le coup classique du duo de flics que tout oppose: le jeune chien fou (Mel Gibson) que l’on refourgue à l’inspecteur Noir plus « cadré » (Danny Glover). Le binôme Simmons-Rubin, c’est un peu ça. L’histoire d’une alliance a priori contre-nature entre un jeune entrepreneur black et un étudiant juif hirsute un peu dingo. Dans les années 80, la franchise filmée par Richard Donner fut l’un des plus gros succès du ciné américain. Au même moment, le ticket Simmons-Rubin retournera pareillement l’industrie musicale, imposant une bonne fois pour toutes le rap, à la fois comme un genre à part, et comme un business potentiellement très juteux…

Russell Simmons, d’abord. Né en 1957, il grandit à New York, du côté du Queens, dans une banlieue où a trouvé refuge une certaine classe moyenne noire. Militants actifs pour les droits civiques, ses parents sont tous les deux salariés de l’Enseignement. Grandir dans un milieu éduqué et relativement favorisé ne protège toutefois pas de tout. Surtout dans le New York des années 70, défoncé et rongé par la drogue. Ado, Russell Simmons voit son grand frère glisser dans l’héroïne. Lui, reste plus « sage »: affilié au gang des Seven Immortals, il se contente de fumer et revendre de la marijuana. A 20 ans, il tombe cependant dans la culture hip hop qui commence à se répandre un peu partout dans la ville. A défaut de rapper, Simmons se lance alors dans l’organisation de soirées. Il y place notamment l’un de ses potes, à qui il trouve un nom de scène: Kurtis Walker devient Kurtis Blow.

En 1979, il lui propose de rentrer en studio. Kurtis Blow y enregistre Christmas Rappin’. A l’époque, l’idée d’un disque de rap est pourtant encore largement iconoclaste: la culture hip hop se vit dans la rue, les rames de métro, ou encore en soirée, à écouter le MC « ambiancer » sur les tours de passe-passe du DJ, la vraie star de la fête: qui voudrait écouter ça sur vinyle? Simmons tente pourtant le coup. Il distribue gratuitement le single dans plusieurs clubs de la ville. Christmas Rappin’ y est rapidement plébiscité. Quand les disquaires déboulent chez lui pour connaître le nom de la maison de disques chez qui se fournir, il y va au culot: il les renvoie chez PolyGram -la maison de disques de Parliament, The Gap Band… Coup de bol: c’est aussi le moment où le Rapper’s Delight du Sugar Hill Gang devient un tube énorme, premier titre rap à intégrer le top 40 US. La voie est dégagée. Assuré d’un tube, conforté par le succès de Rapper’s Delight, PolyGram finira par proposer un contrat à Kurtis Blow. Celui-ci devient ainsi le premier rappeur signé sur une major.

Sans compromis

Cinq ans plus tard, le rap est définitivement sorti de l’underground. Assez en tout cas pour intriguer des jeunes Blancs originaux comme Rick Rubin, alors étudiant en droit à l’Université de New York. Ses premières amours sont le punk-rock. Mais pour lui, « le hip hop était le punk noir ». Il y retrouve la même fougue, la même énergie brute. Du moins lors des soirées, comme celles organisées au Roxy ou au Negril. Sur disque par contre, le rap s’est vite contenté de recycler des productions disco. Rubin en discute souvent avec son ami Jazzy Jay, DJ éminent, membre de la Zulu Nation de Bambaataa. Celui-ci lui propose alors d’en parler avec Russell Simmons.

On est en 1983. Simmons vient de signer un nouveau carton, avec le premier single du groupe de son petit frère Joseph: le It’s Like That de Run DMC se vend directement à 250 000 exemplaires. Mais le meilleur reste à venir. Le partenariat entre l’étudiant Rubin et le manager/promoteur/entrepreneur Simmons est scellé officiellement en 1984. Le 28 janvier sort It’s Yours, signé T La Rock et Jazzy Jay. Sur la pochette, les coordonnées renvoient encore au 5, University Place, Weinstein Hall, room 712: l’adresse de la résidence universitaire où « kotte » Rubin. Officiellement, le 45 tours est distribué sur Partytime, le label d’Arthur Baker. Mais il porte déjà le fameux logo Def Jam. Celui qui reste encore aujourd’hui synonyme de label rap par excellence.

En quelques années, l’alliance Simmons et Rubin fournira une pelletée de disques essentiels. L’idée majeure? Réussir le crossover -à l’image du tube Walk This Way, qui voit les rockeurs d’Aerosmith boostés par Run DMC (1986). L’un des objectifs est de faire le break auprès de l’audience blanche. Un peu à la manière de la Motown dans les années 60. Mais là où Berry Gordy était prêt à tremper ses chanteurs soul dans une bonne dose de miel pop, le duo de Def Jam veut gagner sans rien céder. Le critique Frank Owen parle alors du « label suburbain ultime », « la première musique noire qui n’a pas eu besoin d’adopter le glamour et l’arrivisme du show-biz pour réussir ».

Def Jam sort ainsi les premiers disques d’un jeune rappeur bellâtre de 16 ans, qui se fait appeler LL Cool J. C’est Adam Horovitz, qui avait conseillé à son pote Rubin de jeter une oreille à la démo de l’ado. Horovitz fait lui-même partie d’un groupe punk-hardcore. Sous l’influence de Rubin, les Beastie Boys se convertiront toutefois au rap. La suite est connue… Plus tard, c’est encore Rubin qui convaincra Chuck D que, non, à 25 ans, il n’est pas trop vieux pour se lancer dans le rap, et que, oui, son groupe Public Enemy pourrait devenir l’équivalent hip hop de The Clash.

Trente ans plus tard, le quinqua Chuck D rappe toujours… L’enseigne Def Jam, elle, s’est diluée depuis un moment. Si ses deux fondateurs n’ont plus grand-chose à voir avec elle, l’un comme l’autre n’ont rien perdu de leur aura. Plus que jamais, Russell Simmons passe pour l’un des « sages » du rap. Quant à Rubin, il est devenu l’un des producteurs les plus respectés au monde, ayant élargi rapidement sa palette pour produire aussi bien les Red Hot Chili Peppers que Johnny Cash. Récemment, il a « replongé » plus franchement dans le rap, crédité au générique du Yeezus de Kanye West, sorti en 2015. Comme dirait Jay-Z, « you’re crazy for this one, Rick »

TEXTE Laurent Hoebrechts

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