Laure Prouvost, « la » sensation arty du moment

The Fountain © COURTESY OF THE ARTIST, GALERIE NATHALIE OBADIA, CARLIER | GEBAUER AND LISSON GALLERY. EXHIBITION ARCHITECTURE BY DIOGO PASSARIN
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Poulpe aux oeufs d’or. Entre le Kaaitheater où elle performera les 13 et 14 mars, le M HKA qui lui dédie une rétrospective et la prochaine Biennale de Venise, Laure Prouvost se pose comme « la » sensation arty du moment.

Les lignes de sa silhouette semblent débouler tout droit des années 80. Cheveux blonds coupés à la garçonne, yeux clairs et peau diaphane, Laure Prouvost a la candeur chevillée au corps. Ne pas trop s’y fier, cette jeune quadragénaire n’est rien de moins que la « la Française la plus en vogue de l’art contemporain« , selon une presse avide de superlatifs. Son personnage allèche. Il agace aussi. On peut l’envisager comme Augustin Trapenard, à la façon d’une « Alice perchée » qui (se) raconte des milliers d’histoires. Mais il est également possible de buter sur son personnage au phrasé bâtard et alambiqué. « C’est un tour de force: elle réussit à avoir l’accent français quand elle parle anglais et l’accent anglais quand elle parle français« , note un collectionneur qui déplore son « art consommé d’échapper aux questions concrètes en multipliant les digressions fumeuses« .

AM-BIG-YOU-US LEGSICON
AM-BIG-YOU-US LEGSICON© INSTALLATION VIEW , 2019. EXHIBITION ARCHITECTURE BY DIOGO PASSARINHO STUDIO. M HKA

À sa décharge, du moins pour ce qui est de son accent, on précisera que Prouvost a depuis son plus jeune âge multiplié les déracinements. Elle a treize ans quand elle rejoint l’école Saint-Luc à Tournai -c’est là qu’elle ouvrira les yeux sur le travail sur la lumière d’un James Turrell, une influence majeure- et à peine 20 ans quand elle s’exile à Londres. Sans compter qu’elle vit désormais entre Anvers et Londres en compagnie d’un mari britannique dont elle a eu deux enfants. Bref, une jolie salade linguistico-géographique qui peut excuser ses « you know » à répétition et autres néologismes empruntés à la langue de Shakespeare. Et si elle ne l’excuse pas, elle a le mérite d’éclairer une partie de sa pratique reposant sur le malentendu et la traduction approximative. Il reste que d’aucuns voient en elle une caricature de la plasticienne contemporaine à la pratique absconse, sans queue ni tête. N’en déplaise à ces derniers, les musées et les curateurs -à l’instar de Nav Haq à Anvers- ont adoubé cette artiste de 41 ans née à Croix, près de Roubaix. Cette adhésion ne procède pas du hasard, Laure Prouvost a construit sa carrière brique après brique, ajoutant à un curriculum en béton distinctions et expositions marquantes. Le temps fort? Sans hésiter, le fait d’avoir été la première artiste venue de l’Hexagone à décrocher le Turner Prize, en 2013. Il faut mentionner en sus un parcours scolaire impressionnant -études au Central Saint Martins de Londres suivies d’un post graduat au Goldsmiths College-, un Max Mara Art Prize for Women (2011), plusieurs solo shows dont un au New Museum de New York, ainsi qu’une chiée d’expositions collectives. Cerise sur le gâteau, la France vient de lui confier les clés de son pavillon pour la prochaine Biennale de Venise. On ne s’étonnera donc ni de la voir figurer parmi les locomotives de la galerie Nathalie Obadia (Paris-Bruxelles), ni d’apprendre que ses installations sont prisées des collectionneurs… Peu importe si certaines d’entre elles atteignent jusqu’à 200.000 euros.

Dans les faits, l’oeuvre de Laure Prouvost se découvre complexe et tout sauf facile à appréhender. En témoigne son actuelle rétrospective au M HKA d’Anvers, d’où l’on est en droit de sortir perplexe. « Une oeuvre qui se carafe« , lâche un visiteur avisé. Imaginé comme un labyrinthe dans lequel chacun est invité à se contorsionner et à se rappeler en permanence qu’il est sujet pensant, le parcours s’apparente à un véritable magma de sons, de matières et d’images. Le lexique formel utilisé, qui va de la flaque au ticket de caisse en passant par le rebut et la coquille d’oeuf, n’a rien d’enjôleur. Les médias, eux aussi, sont variés: tapisseries, céramiques ou écrans. L’oeil est confronté à un vaste fatras dans lequel les objets triviaux côtoient les assemblages les plus hétéroclites. Les premières impressions? Surcharge et incohérence, un peu à l’image des films montés en vrac, qui constituent sa marque de fabrique. Des insectes exotiques qui sucent le pollen, les fesses rebondies d’enfants, une main écrasant un sein… Cette matière première brute recyclée en permanence, nommée « handy films », l’intéressée la prélève au coeur de son quotidien. Après ce premier mouvement de rejet et d’incompréhension, le travail accroche le spectateur par derrière. Un peu comme cette « pensée de derrière » de Blaise Pascal. Celle-ci surgit lorsque l’on range le besoin d’explications et de logique au vestiaire de l’esprit.

They Are Waiting for You
They Are Waiting for You© INSTALLATION VIEW , 2019. EXHIBITION ARCHITECTURE BY DIOGO PASSARINHO STUDIO. M HKA

Une pratique tentaculaire

Dans la foulée de la French Theory, Prouvost place l’imagination au pouvoir, tout comme les flux vitaux. Ce n’est pas pour rien qu’elle évoque de façon récurrente la figure du poulpe qui « pense en touchant », « le cerveau dans ses tentacules« . De façon semblable, ses installations sensuelles sont à savourer comme des fulgurances synesthétiques. De celles qui nous soulèvent lorsque nous sentons le soleil sur le visage, le sable sous les pieds. Le tout pour un condensé d’impressions furtives qui rend compte avec poésie du rapport à l’existence. Pour y entrer, il faut se laisser porter, accepter les suggestions, suivre sa voix, omniprésente dans ses oeuvres. Ainsi de Dit Learn (2017), une vidéo dans laquelle Prouvost a revêtu un masque bricolé et s’adresse au public en ces termes: « Please take a seat here, in front of us here. We have been waiting for you. We are so happy you are here today. Take a seat here, in front of us. If you are comfortable we start now. Let’s go now. Ready? 1,2… » On devient alors rêveur soi-même, passant d’une association libre à une autre, au son de la flûte de cette charmeuse de serpent. Affabulatrice hors pair, Laure Prouvost nous fait arpenter la « modernité liquide« , cet avatar du postmodernisme imaginé par le sociologue polonais Zygmunt Bauman. Aux yeux de cette plasticienne-vidéaste, cette nouvelle incertitude constitutive n’a rien de malheureux: chacun d’entre nous est invité à devenir un tentacule de son projet.

AM-BIG-YOU-US LEGSICON, Laure Prouvost, M HKA, à Anvers. Jusqu’au 19/05. www.muhka.be

They Are Waiting For You, les 13 et 14/03 au Kaaitheater (dans le cadre de Performatik), à Bruxelles. www.kaaitheater.be

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content