LES HIT-PARADES ONT BEAU AVOIR TENDANCE À S’UNIFORMISER, CERTAINS RÉSISTENT ENCORE. EXEMPLE AVEC LE DERNIER ALBUM DE HOT CHIP, QUI, TOUT EN CULTIVANT SA SINGULARITÉ, NE S’EN RÉVÈLE PAS MOINS IRRÉSISTIBLE.

« Est-ce qu’organiser des journées promo et enchaîner des interviews sert à quelque chose? Franchement, je n’en sais rien. Si le label nous dit de le faire, on s’exécute (rires). Mais je me pose parfois la question. » On ne pourra jamais reprocher à Joe Goddard, élément central avec Alexis Taylor du navire Hot Chip, de manquer de franchise. Ni de clairvoyance. « D’un côté, c’est vrai qu’il y a déjà énormément de « bruit ». Mais à un moment, vous devez bien en faire un peu vous-mêmes si vous ne voulez pas passer à la trappe. Je n’ai pas envie de devenir un groupe qui ne joue que pour son « public », comme Status Quo (rires). »

Faire une musique personnelle tout en touchant un maximum de monde: l’exercice n’a jamais été simple. En pop pas plus qu’ailleurs. On a pu croire que le Net allait aider les hurluberlus et les aventuriers à se faire plus facilement connaître. C’est loupé. A bien des égards, les charts sont même devenus assez réactionnaires -faisant la fête à des morceaux comme Blurred Lines, Get Lucky, ou Uptown Funk, certes efficaces, voire jouissifs, mais largement frelatés. Des îlots de résistance au tube formaté continuent pourtant d’exister. A sa manière, Hot Chip en est un (depuis une dizaine d’années, les mini-hits Ready For The Floor, I Feel Better, Boy From School…). Mais il y en a d’autres. Des exemples? Le dernier album à tiroirs des Anglais de Django Django, celui de Roisin Murphy, le beau bizarre de FKA Twigs, ou encore le bonbon Haribo que constitue le premier album de Shamir (lire page 14). Le mois prochain, sort également le disque de FFS. Soit l’alliance de Franz Ferdinand et des Sparks, vétérans et partisans d’une pop décalée, dont l’influence n’a peut-être jamais été revendiquée par autant de monde.

C’est le cas de Hot Chip. Lorgnant vers le modèle Sparks, le combo a toujours cherché à jouer dans et avec le cadre: un pied dedans, un pied dehors, jamais très loin dans son cas du dance-floor. Avec en tête, une certaine idée du tube, qui pratiquerait volontiers le second degré tout en se montrant sensible, voire sentimental. Une mélodie, qui serait à la fois instantanée et personnelle, comme le démontre à nouveau Why Make Sense? Un disque capable de fantasmer sur une paire de baskets (Huarache Lights), d’investir une mélancolie eighties sans que ça tache (Dark Light), ou de donner dans la disco-house douce-amère (Need You Now).

Une pochette en dit parfois davantage qu’un long discours. Celle du 6e album de Hot Chip est très graphique. Pour l’édition du vinyle, elle sera tirée en 501 couleurs différentes. Ce n’est pas tout: l’inclinaison des lignes de la pochette a également été légèrement modifiée, d’un exemplaire à l’autre. En tout, ce sont ainsi quelque 130 000 visuels différents qui seront imprimés. Résultat: chaque 33 tours sera bel et bien unique. Soit un bon résumé de la trajectoire de Hot Chip, et de sa vision de la musique qui, pour jouer du format, n’en reste pas moins éminemment intime et personnelle. Explications complémentaires avec Joe Goddard, rejoint par Owen Clarke (clavier, guitare).

Votre nouvel album est-il aussi pétri de questionnements « existentiels » que son titre ne le laisse penser?

Owen Clarke: Honnêtement non. Ce serait même plutôt l’inverse. Il tiendrait plutôt du lâcher prise. C’est normal de vouloir faire un album qui ne ressemble à rien d’autre, qui soit le plus unique possible, et d’imaginer comment les gens vont le percevoir… Mais à un moment, il faut pouvoir laisser ça de côté. Se dire simplement que les choses sont ce qu’elles sont.

« Fear doesn’t live here anymore« , chante Alexis sur Easy To Get…

Joe Goddard: Voilà! Je n’y ai jamais pensé, mais c’est exactement ça. Le fait d’avoir conscience de ce que l’on est, et de l’accepter. Peut-être qu’il y a des parties de nous qui ne collent pas ensemble, et qui n’ont pas vraiment de sens. Mais ce n’est pas grave. On a peut-être malgré tout une petite place à faire valoir sur la scène musicale.

Dans la langue française, les choses ont un sens, alors qu’en anglais, il faut davantage le construire, le faire (to make sense). Vous vous rappelez de ce que vous aviez en tête au début de Hot Chip, de ce que vous vouliez fabriquer?

JG: Oui, je pense. Même si c’était il y a très longtemps (rires). Alexis et moi avons commencé à faire de la musique ensemble vers 1996, quand on avait seize ans. On enregistrait nos chansons, on jouait, on chantait… On faisait des reprises de Pavement, du Velvet Underground, etc. Ce qui suffisait pour nous sentir bien, heureux. Aujourd’hui encore, c’est toujours la raison pour laquelle j’aime faire de la musique. Tout le processus de composition, de réalisation… C’est très épanouissant. Tout cela n’a pas changé. Sauf qu’à ce moment-là, il n’y avait aucune considération commerciale. Aujourd’hui, c’est différent… Je dois bien être honnête, et avouer qu’il y a désormais sur la table quelque chose comme une carrière (rires). Je ne vais pas prétendre que cela ne trotte pas dans un coin de la tête.

Cela change quoi?

JG: On fait toujours la musique qu’on veut faire. Je n’ai pas de désir caché de faire du free jazz, par exemple. J’aime faire de la musique poppy. C’est ce qui me plaît. En d’autres mots, on n’est pas en train de faire cyniquement une musique que nous n’apprécions pas. Mais le fait qu’il y a aujourd’hui une carrière modifie malgré tout pas mal de choses, comme la relation que vous pouvez avoir avec les autres… Je connais Owen depuis que j’ai douze ans. A l’époque, on passait tout notre temps libre à jouer au foot, aller au concert, boire de la vodka bon marché… On ne fait plus trop ça aujourd’hui.

OC: Non, en effet, on siphonne de la vodka de luxe aujourd’hui (rires). Cela étant dit, il y a malgré tout un truc dans la pop: il faut que ce soit efficace. Que cela vende ou pas, peu importe, ce n’est pas la question. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut que la mélodie soit efficace.

JG: Exactement. Mais jamais au prix de ce que vous considérez comme mauvais. Il n’est pas question de décrocher un hit à tout prix. On n’a jamais fait de sessions d’écritures avec des auteurs pop par exemple, ou essayé de bosser avec tel producteur dubstep (rires). En fait, le secteur que l’on vise est une sorte de niche. On tente d’écrire des morceaux comme pouvaient le faire les Sparks ou Devo. C’est un marché un peu « nerdy », un segment à part, qui ne cartonne d’ailleurs jamais vraiment (rires).

Faire de la pop sans être populaire, c’est problématique?

JG: On aurait pu aller toquer chez Zenomania ou l’une de ces autres grosses machines à hits. Mais cela aurait été horrible. Tout le monde dans le groupe a grandi en écoutant de la pop un peu bizarre, décalée. C’est tout ce qu’on veut faire. Jusqu’ici, cela ne marche pas trop mal. On a quelques fans dans le monde. Généralement, ce sont d’ailleurs aussi des amateurs de musique, qui apprécient Grace Jones, l’italo-disco, des mecs comme DJ Harvey… Le problème, c’est que ces gens sont assez vieux (rires).

Sur Love Is The Future, vous invitez De La Soul. Très bien. Mais vous auriez pu faire un effort, et demander, je ne sais pas, à Nicki Minaj par exemple…

JG: (rires) Elle ne l’aurait pas fait, et même si cela avait été le cas, elle aurait probablement demandé un demi-million de dollars. Je ne vois même pas comment la contacter. Nickiminaj372gmail.com? (rires). De La Soul, cela a été très simple, cela s’est fait via des connaissances communes. Cela dit, je prends bonne note de la remarque… D’ailleurs, trêve de plaisanterie, je serais très excité de pouvoir collaborer avec un jeune rappeur. Kendrick Lamar, par exemple, je suis vraiment fan.

C’est plus sérieux pour le coup…

JG: Oui, mais il a l’air sympa.

Mais très loin de votre univers…

JG: Oui, c’est vrai. On est dans des endroits différents. Bah, c’est l’histoire de notre groupe depuis le début, d’une certaine manière. Regarder ce monde de l’extérieur, et s’imaginer en faire partie. Mais c’est très bien comme ça…

Après avoir été longtemps honnies, les années 80 sont vues comme une période dorée pour cette fameuse pop décalée. C’est plus compliqué aujourd’hui?

JG: A l’époque, il y avait plus d’argent, l’industrie du disque pouvait se permettre de prendre plus de risques. Et pouvait compter aussi sur une plus large audience. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. A la limite, je peux comprendre qu’un label reste prudent. Ils ne sont pas certains de trouver des gens pour acheter le projet dans lequel ils ont investi. C’est la même chose dans le cinéma: comme la pop, c’est devenu très conservateur. Une partie de l’explication est aussi que les ados ont aujourd’hui beaucoup plus d’options de divertissement: les jeux vidéo, le Net, les radios en streaming… C’est pas comme dans les années 80. A l’époque, on s’emmerdait vraiment. Du coup, quand un disque de Grace Jones arrivait, vous ne pouviez que foncer l’acheter! Aujourd’hui, je regarde les hit-parades et je les trouve souvent terriblement homogènes. Ce que j’aime, ce sont les accidents, les moments bizarres, quand un morceau un peu dingo arrive à la première place. Et je ne parle pas de Crazy Frog… (rires). Ce qui est intéressant, c’est quand débarque un morceau qui, soniquement, pousse un peu les murs, comme le faisait Missy Elliott, et qui en même temps réussit à être populaire. C’est la formule la plus excitante pour moi. Mais j’ai l’impression que cela arrive de moins en moins souvent.

Est-ce que le club reste un endroit important pour Hot Chip?

JG: En termes de revenus? Absolument! (rires) On joue tous très souvent en tant que DJ. Mais aussi parce qu’on aime vraiment ça! C’est une activité terriblement excitante. Quand vous mixez, que les gens réagissent, cela vous donne une vraie décharge d’adrénaline. Et en même temps, vous pouvez tout ruiner le disque d’après: vous êtes vraiment dans le moment. J’adore ça! Je mixerais n’importe quand, n’importe où. Si vous me le demandez, je me mets tout de suite derrière les platines (l’interview se déroule dans un bar bruxellois près du canal, à 9 h du matin…, ndlr). Après, c’est en effet aussi une source de revenus. Quand vous êtes dans un secteur de niche, vous avez besoin de faire tous ces trucs pour vous en sortir financièrement. On ne gagne plus tellement d’argent avec les ventes de disques.

A ce point-là?

JG: Oui. Je pense que le dernier album pour notre label Domino (In Our Heads en 2012, ndlr) a rapporté un peu d’argent. Mais pendant toute notre période passée chez EMI, on était dans le rouge. La maison de disques avait aussi des budgets marketing et promo tellement importants qu’il fallait que les ventes suivent pour s’y retrouver…

HOT CHIP, WHY MAKE SENSE?, DOMINO.

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EN CONCERT (COMPLET) LE 17/05 AUX NUITS BOTA, ET LE 25/06, À ROCK WERCHTER.

RENCONTRE Laurent Hoebrechts

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