Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Idéalement, la gentrification transforme les quartiers déshérités en nouveaux pôles urbains. Quel est le rôle des artistes dans ce processus risqué, inégal, parfois miraculeux et toujours long? Enquête sur les terrains gentrifiés de Paris, Londres, Bruxelles, New York et Berlin…

Juin 2006, New York. Dans la foulée du chanteur Elyas Khan de Nervous Cabaret, on cruise -en métro- dans tout Brooklyn. New York où depuis Soho, dans les sixties, la gentrification a commencé. Elyas, gueule et moustache de pirate, habite Park Slope, dans l’ouest de Brooklyn, nouvelle terre artistique promise, à un pont de Manhattan. Premier arrêt: DUMBO, acronyme de Down Under The Manhattan Bridge Overpass. Vingt-cinq minutes à pied du sud-est de Manhattan par le spectaculaire pont de 1609 mètres qui sépare les 2 boroughs. Elyas:  » Si on répète ici, c’est parce qu’on a trouvé un local de répétition dans cette énorme ancienne usine. A Manhattan, il n’y a que des studios privés, inabordables. » Le décor évoque Il était une fois en Amérique de Sergio Leone mais quelques bars minables attestent que la pauvreté n’est pas forcément incompatible avec les condominiums à un million de dollars. La vue sur Manhattan, grandiose, paraît imprenable. Quelques stations plus loin, Elyas nous débarque dans un resto de Williamsburg. Drôle d’endroit pour une gentrification. Des rues de juifs orthodoxes où les fenêtres découvrent des religieux et des gestes sans âge. Au bout d’une avenue qui collectionne les yeshivas, le Moto, 2 façades en angle aigu. Clientèle bobo-branchouille façon le Belga à Bruxelles: Elyas y a parfois joué dans les 3 mètres carrés de la scène aussi large qu’un string de Copacabana.  » La seule condition que le propriétaire, juif religieux, a mis à la location de cet endroit, c’est que du côté gauche de l’entrée, les fenêtres soient occultées, pour qu’on ne voit pas ce qui se passe à l’intérieur. » Le côté gauche est celui des porteurs de kippas: faudrait pas qu’ils aperçoivent une autre vie que la stricte morale kasher. De l’autre côté du resto, les fenêtres sont libres de toute entrave: ce coin-là est latino, donc le proprio s’en fout… Mixité apartheid, en quelque sorte. Dernière étape brooklynienne: un loft certifié pour une expo de peintures à Grand Street. Le spectacle est à l’extérieur: sous le crachin de plus en plus viril et la nuit venue, le Brooklyn-Queens Expressway évoque une énorme langue de feu allumée par les phares et le crissement des bagnoles. On se retrouve englués à la vitre de l’appart comme un insecte de la savane fasciné par une lampe à gaz intruse. La première leçon est claire: l’art, audio ou vidéo, se crée aussi dans la combustion urbaine, fût-ce via un bout d’auto-route tatoué au c£ur même de la ville.

Bruxelles, ma pelle

Bruxelles, Gare du Nord. On entre dans un grand bâtiment délabré, construction carton des années 50-60. On évite l’ascenseur. On arrive dans un grand espace où, sous les néons, se reposent les fresques pop-art endormies de X (1): 150 mètres carrés d’atelier pour 300 euros par mois.  » Et il y a aussi des architectes, des graphistes, des peintres, une maison de production de films, cela grouille dans l’immeuble. » L’atelier donne sur les voies ferrées. La nuit transforme le rail en luisant tapis de métal, déchiré par les trains qui mettent l’immeuble en 5.1. Sous le ciel anthracite, quelques silhouettes de buildings et des lumières de brouillard. Bruxelles ressemble à Shangaï version mini-Europe. C’est drôlement beau. X façonne ses images dans le grondement du milieu.  » La Gare du Nord m’a inspiré à fond, c’est sûr, regarde ce tableau que j’ai appeléLittle Manhattan (sic) « . Les artistes rôdent, le quartier va remonter et puis, la SNCB est occupée à rénover le tunnel juste au coin de la rue. Tous les espoirs sont permis. Deux années après cette étonnante visite, les entrées du bâtiment sont murées, l’extérieur s’est encore délabré et rejoint d’autres constructions fantômes ou cruellement décaties, à 300 mètres de la Place Rogier, au (mal de) c£ur de Bruxelles. Le propriétaire, Fortis, a décidé de fermer le lieu, tout le monde a dû partir. Leçon numéro 2: l’immobilier se fout des artistes .

Paris risqués?

Frédéric Nicolay est ce qu’on appellerait un entrepreneur tendance gentrificateur. Le quadra a dérouillé les Halles St-Géry, lancé et/ou aménagé Bonsoir Clara , le Belga et, plus récemment, le Bar du matin . Il habite en famille près du canal de Bruxelles. Tout au bout de la rue Antoine Dansaert devenue synonyme de gentrification à la bruxelloise. Sauvée par les artisses? Nicolay nuance la chose:  » Oui, il y a bien des magasins de momode (sic) mais arrêtons de mettre des noms sur des choses qui n’en sont pas. Je ne pense pas que les artistes jouent véritablement un rôle dans la gentrification des quartiers. Bruxelles a commencé à changer quand la Commission de la Communauté Européenne s’y est installée et que la Ville a lancé les contrats de quartier dans les années 90. Il ne fait aucun doute que l’actuel projet de réfection des voiries le long du canal de Bruxelles va changer toute la zone. » Le canal est une drôle d’affaire, puisqu’on y navigue du plus désespéré (et désespérant) Petit château (2) à des apparts plus ou moins luxueux. Un projet d’immeubles de 40 étages, le plus haut de Bruxelles, est en cours près de Tour & Taxis, lieu typique de gentrification où une autre offre de condos doit être prochainement réalisée. Toujours près du canal, la Brasserie Bellevue, usine désaffectée, s’est récemment transformée en lieux d’accueil d’artistes. On construit et rénove dans un melting-pot d’initiatives privées et publiques avec le sentiment que seule la mixité sociale sauvera certains quartiers de la ghettoisation, combustible aux intolérances. Mais l’implantation d’un bâtiment artistique -fût-il aussi imposant que le Centre d’art moderne Wiels à Forest- n’est pas une baguette magique qui change automatiquement la qualité sociale, urbaine et culturelle d’un quartier. Exemple avec le 104 à Paris. Cet Etablissement public de coopération culturelle, ouvert à l’automne 2008, est une Grosse Bertha de 36 800 m2 (…): la ville a investi 110 millions d’euros dans cet ancien QG général des pompes funèbres de Paris! Dix-neuf mois après l’inauguration en fanfares, c’est le boxon: la direction est partie, le déficit est lourd et le quartier popu mélangé/immigré du XIXe arrondissement où l’affaire est installée ne répond guère à cette proche tentation. Le lieu, très beau, accueille d’imposants ateliers d’artistes -en séjours prolongés- mais dégage une froideur marbrée: sans doute trop hall de gare. Ce qui a donné des idées aux djeunes du coin voulant y faire un remake du hall d’entrée d’immeuble. Tchatches interminables et pollution sonore. D’où les clashs avec la sécurité, nerveuse, du 104. Arnaud, qui travaille à la librairie fournie de l’endroit, témoigne:  » La mixité sociale a ses limites. Aux environs, ce sont essentiellement des HLM et cela ne changera pas. Et on a un peu l’impression que les seuls « étrangers » qui fréquentent le 104, ce sont les gardiens chargés de la sécurité. » Leçon n°3: les inévitables workshops hip hop ne suffissent pas à mixer les populations.

London Calling

 » Non, contrairement à l’époque où on s’est rencontré, en 1988, je ne recycle plus les détritus du quartier pour en faire des tableaux. » Lennie Lee, 52 ans, arrivé d’Afrique du Sud à Londres il y a un demi-siècle, trône dans sa cuisine jaune cocufiée de mille objets. On le croise une première fois en 1988: avec sa copine Brigit, il fait les poubelles de Kingsland-Dalston pour créer des peintures de recyclage allumé. Ils habitent ce quartier nord-est de Londres -attaché au district d’Hackney- qui ressemble à un terrain de guerre:  » Quand j’ai acheté cette maison en 1985, explique Lennie 2010, elle était squattée par un black. Je ne sais pas comment il pouvait y vivre, il n’y avait ni eau, ni électricité, les plafonds étaient crevés, c’était une ruine inimaginable que j’ai payée 56 000 livres. Le quartier, à majorité caraïbe, était dur, cela dealait beaucoup. Le premier soir où on habitait ici, pendant notre absence au cinéma, on nous a volé notre cheminée… » Une trentaine de maisons de la rue portent alors les stigmates des bombardements de la Seconde Guerre mondiale. La communauté juive d’avant-guerre a déménagé en masse plus au nord, les Anglais des Caraïbes leur succédant sans grand soutien logistique:  » Entre 1939 et 1953, la Grande-Bretagne a connu des problèmes d’approvisionnement en matériaux de construction et quand Margaret Thatcher est arrivée au poste de Premier Ministre (en mai 1979), elle a détruit ce qui restait de tissu social ». Mais à Kingsland-Dalston, dans les années 90, les autorités locales (de Hackney) investissent, transforment les chancres en  » social houses », louent à des familles, les deals diminuent, le quartier s’apaise et se mixe. Les artistes comme Lennie s’installent. Le crash économique de 1994 permet à certains d’acheter des maisons, les prix se mettent à grimper et malgré le bouillon mondial de septembre 2008, l’habitation de Lennie vaut aujourd’hui 600 000 livres (environ 717 000 euros).  » On est à 3 kilomètres du site des Jeux Olympiques et une station de métro va s’ouvrir en haut de ma rue. Cet endroit devient à la mode et la gentrification semble y suivre un chemin classique: d’abord les artistes s’installent, puis les designers, arrivent ensuite les architectes, et on considère que quand les avocats sont là, c’est que la gentrification est accomplie (rires). » Mais quel rapport entre l’urbain et la créativité?  » La gentrification ne détruit pas d’emblée la créativité, d’abord, cela aurait même tendance à l’intensifier. Tout le monde semble vouloir être à la mode, mais après un certain temps, les artistes ne peuvent plus payer le loyer et doivent partir. Moi, j’ai toujours voulu être un « moderne primitif », faire de la poésie avec mon propre langage et trouver dans les objets, notamment les détritus, un impact émotionnel. Aujourd’hui, je ne trouve plus rien de trash dans ma rue, je l’achète au Pawnshop du coin. » Histoire de montrer combien Kingsland-Dalston est in, Lennie m’emmène boire un verre au Dalston Superstore , club bobo où le DJ affiche fermement  » No Gaga ». On visite aussi un club rock déserté puis le pub  » 100 % jamaïcain » qui fait face à des bains publics.  » Oui, avant, les migrants des Caraïbes vivaient dans des maisons sans salle de bains. » On passe devant le Mangal II, un resto turc où dînent Gilbert & George. Le fameux couple/duo d’artistes visuels se mettant en scène dans des photos/vitraux provocateurs est là, comme tous les soirs, comme pour un rituel sacralisé.  » Ils quittent à pied leur maison de Fournier Street pour venir au restaurant, puis retournent immanquablement en bus », explique Lennie. Le lendemain, on visite Fournier Street: des maisons victoriennes pimpantes. Il y a 20 ans, les taudis s’y accumulaient, aujourd’hui, ces masures se vendent à un million de livres. Au bout de la rue, Brick Lane, QG de l’immigration asiatique et des business curry, affiche son nom dans les 2 langues de circonstance: anglais et bengali. Leçon n°4: l’Angleterre a toujours une mixité d’avance.

Berlin déclin?

On dit que la ville de Berlin a investi mille milliards de dollars dans sa reconstruction depuis la chute du mur il y a 20 ans et des poussières. Chiffre invérifiable mais qui suggère une gentrification manifeste de certains lieux. Il y a 10 ans, on y rencontre Karsten Troyke, né à l’est, Allemand non juif spécialisé dans le répertoire yiddish. Dans son appartement à la fois élégant et décati de Prenzlauer Berg flotte un mix de mélancolie slave, de communisme désaffecté et de promesses de modernisme. Les vastes appartements du quartier bohême, stylés à haut plafond, attirent les artistes. Un samedi soir, Karsten nous entraîne très loin, plus à l’est de Berlin, au bout d’une ligne de métro, pour une garden party plus bab’ que bobo. Début juin 2010, on retrouve Karsten qui chante un air déjà entendu:  » Je n’habite plus Prenzlauer Berg qui a énormément changé: beaucoup d’étudiants et de yuppies sont arrivés du sud de l’Allemagne, les bâtiments ont été rénovés, les loyers ont grimpé. Les pauvres et les vieux ont disparu de l’endroit. Et comme l’Etat et la ville donnent beaucoup moins d’argent à la culture, les artistes sont allés voir ailleurs. J’habite maintenant à Mitte où le même processus recommence (sourire). On y coupe les arbres et on y remplit les espaces par des buildings qui ressemblent à des sous-marins: l’endroit devient plus sombre et froid, le goût de l’architecture est devenu bizarre, non? » Et le petit jardin où Karsten nous avait invité à partager quelques verres et rêves?  » C’était à Kaulsdorf, un quartier semi-campagnard et populaire: les jardins ont disparu, l’endroit est devenu lugubre et la criminalité a grimpé en flèche, on n’y fait plus de soirées du tout. C’est devenu un désert. » Dernière leçon: la ville est une infidèle qui doit toujours se reconquérir. l

(1) pour des raisons légales, ce peintre quadra préfère rester anonyme.

(2) une ancienne caserne transformée en centre d’accueil -non fermé- pour les demandeurs d’asile.

Texte Philippe Cornet; Philippe Cornet

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