Pierre, papier, LSD

Des animaux en origami et un monde naturel à réinventer, l'essence de Paper Beast.

Rêve surréaliste habité d’une faune chimérique vivante, Paper Beast concrétise les données du big data dans un trip minéral fou et signe le retour en grâce d’Éric Chahi. Visite des lieux, en compagnie du père du jeu vidéo indé.

Éric Chahi guette l’humeur des volcans comme un surfeur espère la vague du siècle. Depuis plus de 20 ans, le créateur culte d’ Another World n’hésite pas à sauter dans un avion, en dernière minute, pour quitter la France et rallier des pics éruptifs en Indonésie, à Hawaï ou au Vanuatu. Le père discret du jeu vidéo indé cultive une indéfectible fascination pour les projections de roches incandescentes et autres formidables coulées. Irradiant son oeuvre depuis ses débuts, cette passion minérale explose encore dans Paper Beast. Un puzzle game expérimental en réalité virtuelle imbibé d’une expérience singulière qu’il a vécue à La Réunion. » On s’est fait une bonne dose de volcans là-bas. Le plus fou, c’était en 2015, quand on est allé sur le Piton de la Fournaise et qu’il est entré en éruption, se souvient Éric Chahi, entre deux présentations de Paper Beast à la Gamescom 2019 de Cologne. Je travaillais alors avec François Sahy -qui est codeur GPU(1)- sur Volcano Simulator , un simulateur d’éruption volcanique pour la Cité du Volcan à La Réunion. On a réutilisé les bases de ce moteur physique maison sur Paper Beast . »

Creuser le lit d’une rivière en aspirant de la terre avec un lombric chimérique géant. Saisir des mottes de terre pour empiler une montagne de sable. Puis, voir la course d’un liquide s’adapter en temps réel à ces changements topographiques. Paper Beast hérite clairement de la physique de Volcano Simulator. Ce dernier permettait aux visiteurs de la Cité du Volcan de créer des éruptions dynamiques et de creuser le sol, pour jouer avec des coulées de lave. Le thème de la nouvelle création de Chahi crépite par contre à mille lieues de cet outil pédagogique et muséal.

Bienvenue dans le « park »

Se visitant comme un Jurassic Park repensé par le surréalisme de Salvador Dali, Paper Beast explore un écosystème fou émergeant d’une soupe binaire de big data. Ce thème résonne face à une humanité qui, de Facebook à Animal Crossing: New Horizons, projette une version modifiée de son existence dans le cloud.  » Je voulais immerger le joueur dans cette vie artificielle car elle m’interpelle depuis plusieurs années. Cette surinformation est oppressante. Paper Beast en parle mais de manière décalée, comme un miroir inversé, poursuit Chahi. Le jeu explore un monde qui est né de ce magma d’informations qui, comme la nature, est soumis à la pression de l’homme. »

Plus profond que l’univers méta d’ Assassin’s Creed, ce pitch furieusement audacieux s’ouvre dès les premières minutes de jeu par un système d’exploitation imaginaire accueillant les premiers pas du gamer, exactement comme dans l’intro d’ Another World. Un clip de J-Pop interactif où l’on joue avec des formes vibrant, chacune, au son d’instruments de la BO amuse le gamer. Puis, c’est le bug. Et la matrice de le propulser en plein désert rosé. Emprisonnée dans la cage thoracique d’un quadrupède placide et squelettique, l’aventure s’ébroue.

 » J’ai voulu créer des moments de tension, de puissance avec cette data jaillissante. Mais je n’ai pas voulu développer un côté morbide. Plutôt l’idée d’un environnement brut » , poursuit Éric Chahi. Ainsi, des circonvolutions sablonneuses et liquides géantes s’ouvrent comme une toile fendue de Lucio Fontana. L’impression d’affronter des forces bibliques domine. Casque PS VR sur la tête et écouteurs aux oreilles, le jeu originaire de Montpellier alterne d’ailleurs les passages minéraux clairs et obscurs terriblement intrigants. D’une montagne de sable cachée dans une grotte à des bassins d’eau turquoise évoquant ceux de Pamukkale en Turquie, on voyage.  » Ce qui m’a saisi avec la VR, c’est la sensation de l’espace, de l’échelle des choses qui se connecte fortement à mon propos » , souligne Chahi.

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VR partout, confort nulle part

Se vivant à la première personne, l’expérience cocréé par les seize développeurs de Pixel Reef passe par des déplacements en téléportation. La détection de mouvements de la manette de la PS4 (ou des sticks du PS Move) permet de facilement choisir un point où apparaître. Cette approche bienvenue (pour éviter les mouvements excessifs) n’efface toutefois pas deux tares du PS VR: son encombrement gênant et sa basse résolution. Fatiguant à long terme, le jeu qui ne dure heureusement qu’une poignée d’heures ne se montre pas moins très épuré et intuitif dans ses interactions. On y saisit ainsi simplement les objets et les animaux avec une sorte de canne à pêche virtuelle, sans autre forme de contrôle.

Profitant d’un excès de fascination dû à sa nouveauté (désormais toute relative), la réalité virtuelle sublime bel et bien la contemplation des scènes de vie du microcosme de Paper Beast. La VR magnifie aussi la manipulation des objets et des animaux en 3D. Deux points clefs. Car l’observation du comportement de sa faune étrange y est obligatoire pour résoudre les énigmes jalonnant la progression. Sans texte, ni voix off, ce jardin extraordinaire se peuple ainsi d’une foule de quadrupèdes étranges coiffés d’un rôle précis.

D’une tortue qui recrache de la terre à un orbe volant attirant des bousiers cristallins, l’émerveillement est constant. L’idée de rencontre et d’entraide avec un être inconnu si chère à Another World rejaillit aussi. En creusant une rigole aquatique, on abreuve et ranime ainsi d’élégants lévriers géants que l’on finira par attacher comme des chiens de traîneau pour débloquer une situation. Le tout, au fil d’une animation à couper le souffle. Mention spéciale pour les longues bandelettes d’une sorte de puli hongrois -le chien à dreadlocks d’ Odelay de Beck- que l’on tente de déloger de sa grotte…

Master of puppets

 » J’aime définir Paper Beast comme un voyage barré et poétique, saupoudré d’une pincée de rock. Les créatures y avancent avec un système physique différent de la gestion du terrain. Il s’agit d’un système basé sur des segments et des points, comme une marionnette à fils, détaille Chahi. Écart des pattes, équilibre, vitesse… la locomotion des bêtes est calculée par un algorithme procédural et adaptatif. Cette logique de mouvement cocréé avec Sébastien Cardenal s’adapte en temps réel à l’environnement, au vent notamment. C’est de la logique pure, il n’y a pas d’animation, pas de keyframe précalculé. Au final, la combinaison de ces deux systèmes physiques permet de créer des puzzles physiques immersifs. »

Plus encore que pour ses multiples clins d’oeil (l’intro au labo, l’entraide avec un inconnu, la tentacule dangereuse…), Paper Beast plonge comme un retour aux sources vers Another World car il exige de comprendre la logique de son monde fantastique par l’observation.  » Il y a une vraie connexion avec Another World , c’était un processus conscient, conclut Chahi. Dès le départ du projet il y a cinq ans, j’avais envie de renouer avec la narration d’Another World . From Dust était une succession de niveaux qui n’avait pas de sentiment de périple, il ne tissait pas de connexion. Paper Beast déploie par contre un level design ciselé et rythmé proche d’Another World . Par contre, par rapport à ce dernier, les créatures y sont plus autonomes et moins prévisibles. »

Pérennisé dans la collection permanente du MOMA de New York, Another World (voir ci-dessous) influence, aujourd’hui encore, les meilleures productions indés. Le lumineux et minéral Journey de Jenova Chen (lire page 16). L’instinct de survie viscéral provoqué par Rain World de Videocult en 2017. Sans oublier l’exceptionnel Inside de PlayDead qui floutait les barrières entre gaming et cinéma d’animation en 2016 en témoignent. Gageons qu’en ravivant la flame d’ Another World, Paper Beast éveille le volcan du gaming indé…

(1) Graphics Processing Unit: le processeur graphique qui calcule l’affichage 2D et 3D.

Paper Beast, édité et développé par Pixel Reef, âge: 7+, disponible exclusivement sur PlayStation 4 (PlayStation VR obligatoire).

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Dishonored,  création d'une seconde  vague frenchie.
Dishonored, création d’une seconde vague frenchie.

Mais où est la French Touch?

Un scénario sensible, une esthétique singulière mais un gameplay souvent en berne. Un quart de siècle après la French Touch des années 90, Éric Chahi s’en sort aujourd’hui avec les honneurs face à ses contemporains. Frédérick Raynal ( Alone in The Dark) loupait ainsi son come-back rétro sur 2Dark, il y a trois ans. Si 2013 cristallisait les retours gagnants de Paul Cuisset avec Flashback HD et Michel Ancel avec Rayman Legends, leur silence radio ces derniers mois n’augure rien de bon. Surtout pour Ancel dont le préhistorique Wild et son retour aux affaires sur Beyond Good & Evil 2 se conjuguent plus que jamais au conditionnel.

Les parrains du jeu vidéo français peinent. Mais l’Hexagone ne brille pas moins d’une génération post French Touch 90’s douée. À cheval entre deux lignées, David Cage marie, depuis plus d’une décennie, gros budget et narration ciselée, notamment sur son dernier et très touchant Detroit: Become Human. L’uchronie steampunk des deux volets de Dishonored d’Arkane Studios avançait également récemment au rayon des blockbusters qui font sens. Traitant notamment d’immigration mexicaine dans les États-Unis de Trump, les deux saisons de Life is Strange (Dontnod) voyaient, enfin et pour la première fois, un gros éditeur (Square Enix) accepter d’héberger un jeu coiffé d’un commentaire social et politique fort.

De Spiders ( Greedfall) qui entretient la ferveur du jeu de rôle à Digixart dont le 11-11 Memories Retold rendait hommage aux poilus avec les studios Aardman, les plus petites structures se font également remarquer en bien ces derniers temps. Mention spéciale pour Dotemu et Game Atelier qui adorent fouiller dans des vieilleries nipponnes cultes pour les ressortir, voire les réinventer (l’excellent Monster Boy et le Royaume Maudit et l’imminent Streets of Rage 4).

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Les Voyageurs du temps (1990)

Saisissant l’éponge d’un laveur de vitres de gratte-ciel tombant nez à nez avec une machine temporelle, Les Voyageurs du temps file comme le premier jeu majeur d’Éric Chahi. Ce point & click qu’il a dessiné et codéveloppé avec Paul Cuisset (Flashback) a marqué le début d’une longue et folle aventure Delphine Software, studio emblématique de la French Touch (Another World, Flashback…)

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Another World (1991)

Sur une simple disquette, Another World brillait comme un miracle technique, esthétique et narratif. Ouvrant les portes d’une exploration muette d’un monde parallèle, cette fable fantastique développait un nouveau langage: celui de l’événement scripté. Le tout, en glissant par exemple en arrière-plan un monstre suivant la progression du joueur qu’il finira par attaquer.

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Heart of Darkness (1998)

Étourdi par les années CD-Rom, Heart of Darkness dopait sa réalisation mais se perdait dans un développement chaotique long de six ans. Le jeu de plateforme 2D cinématique qui s’est notamment fait flinguer par le magazine britannique Edge reste toutefois charmant. On y suit un gamin ingénieux et bricoleur (coucou les Goonies!) parti sauver son chien kidnappé dans une dimension parallèle…

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From Dust (2011)

Coiffé d’un thème tribal viscéral oscillant entre le Sahara et la Polynésie, From Dust préfigure Paper Beast sur de nombreux points. Le jeu de gestion qui jouit d’un travail documentaire remarquable demande en effet de terraformer des mondes pour aider des tribus. Desservant des éléments naturels spectaculaires, son moteur physique illustrait une fois de plus la passion minérale affirmée de Chahi.

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