Philosophie à la pompe

© Francesca Mantovani - Editions Gallimard

Alexandre Labruffe transforme une station-service en poste d’observation avancé de l’hyper-modernité. Pop et délicieusement absurde.

Qu’est-ce qu’on fait quand on est pompiste la nuit dans une station-service coincée entre un hôtel et une HLM à l’abandon quelque part en périphérie de Paris? On tue le temps en regardant des nanars ou des films intellos, on se noie dans ses pensées, on divague, on digresse, on philosophe.  » Ma station-service est au centre du monde, note Beauvoire. Lieu de ravitaillement, de passage, de transit. Début ou fin de route: je suis à la croisée des chemins (à l’orée des possibles?) que j’observe, la plupart du temps, avec la nonchalance d’un zombie mélancolique. Parfois avec le sérieux d’un anthropologue hypocondriaque. »

Ce n’est pas parce qu’il est coincé au bas de l’échelle sociale dans un emploi précaire – » La fin programmée de l’énergie fossile me mettra au chômage, dans 150 ans exactement« – que le jeune homme lunatique n’a pas d’ambition. Il rêve d’être muté dans une station au Texas, le graal de tout pompiste, et surtout se verrait bien  » être Baudrillard. Être au-dessus de tout« . Une obsession chez ce philosophe de banlieue.  » J’aurais tant aimé être Baudrillard, insiste-t-il plus loin. Courir nu dans les champs. Dire: « Tout le monde demande le plein. Mais personne n’a jamais demandé le vide. » »

Philosophie à la pompe

Heureusement qu’il y a les visiteurs du soir pour égayer un peu la routine: son ami Nietzland avec lequel il joue aux dames, son patron qui vient contrôler les comptes et l’inciter à  » optimiser l’expérience client« , des personnages déguisés qui déposent des livres comme des messages codés, et enfin une énigmatique et ravissante Asiatique qui débarque à vélo tous les mardis à la même heure. Son moment de grâce:  » Je retiens mon souffle. Tout se contracte, se fige. Le temps. La station. L’espace. Mon coeur. »

Le plein d’ordinaire

Îlot d’immobilité au milieu du flux permanent et assourdissant, l’endroit est idéal pour prendre le pouls du monde. Et tirer de ce théâtre miniature, où défilent furtivement familles, paumés ou VRP, quantité de réflexions tantôt drôles, tantôt profondes, souvent les deux à la fois, servies ici sous forme de haïkus numérotés, à conserver sur soi et en soi pour trouver son chemin dans le brouillard. Au hasard:  » Lieu de consommation anonyme, la station-service est le tremplin de tous les instincts. Ce que je vends le plus: le Coca-Zéro. Le Coca-Zéro. Les chewing-gums. Les chips. Les magazines érotiques ou d’automobiles. Les cartes de France. Les sandwichs. L’alcool. Les barres chocolatées (Mars en tête). Et évidemment l’essence. Une certaine idée du monde en fait: un monde totalement junkie, dont je serais le principal dealer. »

Enfant de Samuel Beckett pour le côté loufoque et de Philippe Djian pour l’amour des zones de transit, l’auteur nous révèle la vérité et la beauté cachées derrière l’ordinaire, le banal -un slogan publicitaire, une bribe de conversation sur les radiateurs à inertie…-, réinjectant de la poésie et du mystère là où ne pousse que le béton. Alexandre Labruffe n’a peut-être pas de pétrole mais il a des idées. Jubilatoire.

Chroniques d’une station-service

D’Alexandre Labruffe, éditions Verticales, 144 pages.

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