Avec la réédition du classique seventies Marjory Razorblade de Kevin Coyne reviennent les fantômes d’un blues anglais croisant les résidus de Dickens aux alluvions mississipiens.

Une drôle de tête de troll avec une chevelure en queue de nouilles électrique et des fringues probablement achetées deux livres trois pences chez Oxfam. Un teint pâle et des cascades de grimaces déformant ses chansons, qui en deviennent encore plus impressionnantes: quand Kevin Coyne débarque sur la scène anglaise à la fin des années 60, pas besoin de chercher un autre vilain canard, il est là, au bar borgne du blues. Né en 1944 à Derby – ville peu hilarante des Midlands charbonniers, Coyne a surtout la tronche de sa voix, une guirlande de douleur qui fout le feu à tous les sapins de Noël, un larynx assez vinaigré que pour assaisonner des cargaisons de fish & chips. Mais ces inflexions identifiables dessinent aussi une profondeur qui touche d’emblée. John Peel – héros de la radio anglaise et plus encore – craque pour Coyne et signe son groupe Siren sur son propre label Dandelion. Peel a compris que ce petit mec de Derby a la densité et la sincérité brutes d’un grand interprète. En Amérique, la formation confidentielle qu’est Siren est distribuée par Elektra, et quand les Doors perdent Jim Morrison à l’été 1971, le boss de la compagnie, Jac Holzman, appelle le management de Coyne pour lui demander de remplacer le roi lézard dans Les Portes… Selon la légende, Coyne aurait décliné en précisant qu’il n’aimait pas les pantalons en cuir.

Anti-héros

Quand Dandelion fait faillite après avoir publié le premier solo de Coyne ( Case History, 1972), ce dernier est signé par le Virgin de Richard Branson: ce n’est que le deuxième artiste, après Mike Oldfield, d’un catalogue naissant qui connaîtra le succès planétaire que l’on sait. On est en 1973 et 2 modes prévalent: le glam et le prog. L’un et l’autre ont tendance à maquiller chansons et concerts de paillettes diverses, proposant riffs pubères chez les premiers, sonorités volontiers pompeuses chez les seconds. Autant dire que le style anglais de Fleetwood Mac ou John Mayall – pionniers du british blues boom – est autant à la mode que les commodes Louis XIII. Mais Branson se rend compte qu’il y a chez Coyne plus qu’un genre: une véritable nature. Quand sort Marjory Razorblade (« Marjory lame de rasoir »…) en cette année 1973, le choc est fort: non seulement le double vinyle contient 20 morceaux et plus de 70 minutes de musique salement organique, mais jamais auparavant un artiste anglais n’a aussi bien capté la grisaille sans gloire d’Albion, ses névroses sociales ou émotionnelles. Si Coyne apparaît tout de suite comme le comble de l’anti-héros, de la non-star absolue, c’est parce qu’il taille son profil dans la démesure tragique de ses contemporains, la banalité des vies (dites) secondaires, la médiocrité lumineuse des déclassés. Jackie And Edna ou ces Eastbourne Ladies que le narrateur observe sur la promenade salée d’une ville sans importance. Ce blues-là n’est que le terme générique d’une sorte de music-hall briton où les complaintes arrachées à une guitare acoustique rêche viennent lécher la réalité de très près. Avec une cruauté frontale que tempère une compassion contagieuse.

Marjory Razorblade commence par la plage titulaire, chantée a capella, dans la tradition des comédiens du nord de l’Angleterre, Frank Randle ou Freddie Frinton, les trucs borgnes et charmants qu’écoutait la mère de Coyne. Cette façon de personnifier les chansons, de les authentifier dans la chair de prénoms, Coyne la tient aussi d’une expérience très particulière: au mitan des sixties, il a travaillé comme thérapeute social au Whitthingham Hospital, alors la plus grande institution psychiatrique de Grande-Bretagne. Il en tirera plus que des mémoires de l’absurde souffrance humaine: il en fera de grandes chansons. L’extraordinaire House On The Hill qui illumine Marjory Razorblade est l’un de ces moments où Coyne raconte au plus près de l’os ce qu’il a vécu dans ce semi-monde de la folie. Le titre, comme cette autre perle noire qu’est Old Soldier, touche aussi par la tendresse infinie de la mélodie et de la voix, en même temps rêche et complètement friable. Si Coyne cite volontiers les bluesmen américains qui l’ont amené à la musique (Robert Johnson, Jimmy Reed, Muddy Waters), qu’on en repère l’influence dans un gluant occasionnel ( Mummy), sa musique n’a rien d’un décalque anglais des modèles US. Coyne emmène la thématique blues classique (sexe, booze, souffrance raciale) dans ses maniaqueries intimes, qui ne ressemblent à rien ni personne d’autre. Capable aussi de faire léviter une chanson à la frontière de la pop sans trivialité aucune ( Marlene). En scène, comme on peut l’entendre dans le second CD bonus de cette parfaite réédition masterisée de Marjory Razorblade, Coyne est formidable de tension rauque et de présence décharnée, terriblement humaine. Faut voir ces images filmées à Hyde Park à l’été 1974, où il s’écrase sur les planches, chantant à l’horizontale ses histoires de gens qui ne tiennent plus debout (1). Pas pour rien que John Lydon – qui fera avec les Sex Pistols une première partie de Coyne en 1976 – citera, au plus fort du punk, le chanteur de Derby comme influence majeure. Pas pour rien non plus que Will Oldham, le mec qui connaît 2 ou 3 tours de spleen, reprendra 2 titres d’un album ultérieur de Coyne, le monumental Babble. Le chanteur, mort en 2004 à 60 ans d’une maladie pulmonaire, bénéficie d’une autre réédition, toute aussi passionnante, I Want My Crown – The Anthology 1973-1980, 4 CD qui confirment l’intemporalité d’un style déchiré mais fulgurant de justesse poétique. Indémodable. Faut-il même l’écrire?

(1) YouTube, tapez « Kevin Coyne Hyde Park »

Rééditions chez EMI

Texte Philippe Cornet

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