REVIVALS PERMANENTS, AVALANCHE DE RÉÉDITIONS, REFORMATIONS EN PAGAILLE, RETOUR DU VINYLE… CES DERNIÈRES ANNÉES, LA CULTURE POP N’EN FINIT PLUS DE RESSASSER LE PASSÉ. EXPLICATION.

La ressemblance est frappante. Moustache affutée, dentition chevaline: Patrick Myers EST Freddie Mercury. On rencontre le sosie du chanteur de Bohemian Rhapsody dans les loges de Forest National, où il jouera le lendemain avec ses camarades de KillerQueen, le plus fameux cover band de Queen. Le phénomène peut faire sourire, mais en 2011, la formation a tourné un maximum: avec les 20 ans de la mort de Mercury, les sollicitations se sont multipliées.

Le phénomène des tribute bands ne date pas d’hier (KillerQueen existe depuis ’93). Mais ces dernières années, le filon n’a cessé de prospérer. « Nous sommes des groupes écolos, rigole Myers. On recycle! » Au point aujourd’hui de voir fleurir les festivals « spécialisés ». En Belgique, le Tribute Band Festival se déroulera à nouveau à Spa, 2 semaines avant les traditionnelles Francofolies. En Angleterre, les événements du genre sont légion, du Tribfest au Glastonbudget -une alternative cheap au festival mammouth de Glastonbury, qui devrait proposer pour sa 8e édition près de 130 groupes répartis sur 5 scènes. Les tribute bands ont même franchi les portes des hauts lieux culturels. En 97, déjà, les Still Ills, cover band des Smiths, créaient l’hystérie à l’ICA, le centre international d’art contemporain de Londres, en rejouant le « dernier » concert de l’ancien groupe de Morrissey…

Nostalgie quand tu nous tiens? Aujourd’hui, elle semble partout, du boom des ventes de vinyles (près de 4 millions vendus aux USA en 2011, contre 2,8 millions en 2010) aux recyclages permanents (l’éternel retour des années 80). Une véritable Retromania, pour reprendre le titre du bouquin du critique Simon Reynolds. Publié l’an dernier en anglais, il a beaucoup fait causer dans les cercles rock’n’roll. La thèse proposée: plus que jamais, la culture pop est obsédée par son passé. Depuis le début du nouveau millénaire, la tendance se serait imposée. Un 1er indice? L’explosion du marché des rééditions (en 2000, les « catalogues », soit les sorties vieilles de plus 16 mois, concernaient 34,4 % des ventes aux Etats-Unis, contre 65,6 % actuellement).

La pop serait ainsi accro au rétro. En termes d’innovations, le bilan des années 2000 est en effet fort maigre: du trip rock garage des White Stripes en passant par la soul sixties d’Amy Winehouse ou le repompage eighties de Lady Gaga… Même du côté des musiques électroniques, les principaux mouvements dance ont recyclé d’anciennes idées: de la nu rave à la nu disco. Par définition, la culture pop est pourtant censée se greffer sur le présent, véhiculer les fulgurances de la jeunesse. Comment alors expliquer qu’elle cultive aujourd’hui à ce point la nostalgie? Chaque culture se nourrit évidemment de son histoire. Mais, comme l’écrit Reynolds, jamais une société n’a semblé être à ce point obsédée par son passé proche…

Don’t look back

« J’espère mourir avant d’être vieux », chantait The Who en 1965. Aujourd’hui, le rock est un quinqua décomplexé, prêt à se relancer dans les affaires à la moindre opportunité. Longtemps regardées avec suspicion, les reformations se sont multipliées: Led Zeppelin, Police, les Pixies… Tous sont remontés sur scène. Des plus obscurs (qui attendait encore les Papas Fritas en 2011?) ou improbables (My Bloody Valentine) aux superstars d’hier (de Blur à Pulp), plus personne, hormis les Smiths, ne semble exclure de relancer un jour la machine. Après tout, la demande est là. Les festivals ont d’ailleurs pris l’habitude de programmer dans leur affiche l’un ou l’autre come-back retentissant. Récemment, le Coachella, grand rendez-vous californien du printemps, a réussi à faire remonter sur scène At The Drive-In, en panne sèche depuis 11 ans.

Autre mode récente, celle qui consiste à décliner sur scène un album marquant, dans son intégralité, et souvent dans l’ordre original des morceaux. L’an dernier, Queens of the Stone Age est passé à l’Ancienne Belgique, pour rejouer l’entièreté de son 1er LP. Quelques mois plus tard, à Lokeren, c’est Primal Scream qui est venu exécuter son légendaire Screamadelica. Le concept n’est pas neuf. Mais depuis le milieu des années 2000, il est devenu incontournable. En 2005, le fameux festival All Tomorrow’s Parties lance sa franchise Don’t Look Back: les Stooges y rejouent Fun House, Gang of Four reprend Entertainment!. Curieusement, l’initiative n’est donc pas née dans la tête de vieux requins ringards, enclins à faire sonner le tiroir-caisse de la nostalgie, mais bien au sein d’un des festivals rock les plus alternatifs et les plus « intègres » qui soient. Aujourd’hui, même un groupe aussi « cool » et respecté que Sonic Youth a joué le jeu. Loin de s’exclure de l’analyse, Reynolds écrit: « Là où le rétro domine réellement, en tant que sensibilité et paradigme créatifs dominants, c’est bien chez les hipsters (…). Les gens dont on attendait jusque-là qu’ils produisent (en tant qu’artistes) ou encouragent (en tant que consommateurs) le non-traditionnel, l’innovation, sont ceux-là mêmes qui sont les plus accros au passé. En termes démographiques, il s’agit exactement de la même classe de gens à la pointe, mais au lieu d’être des pionniers et des innovateurs, ils sont devenus des curateurs et des archivistes. »

« Le rock’n’roll est devenu une pièce de musée, déclarait Sufjan Stevens en 2007. Il y a de grands groupes rock aujourd’hui -j’aime les White Stripes, j’aime les Raconteurs. Mais c’est une pièce de musée. Quand vous allez au concert, c’est comme si vous regardiez History Channel. » Le rockeur folkeux indé ne croit pas si bien dire. La muséification du rock est une autre tendance marquante de la rétromania. Dans un ouvrage à paraître fin février chez Zones Sensibles, intitulé American Rock Trip, le Français Stéphane Malfettes propose un tour des Etats-Unis des musées rock. Six semaines de voyage, 12 000 km avalés, de l’Experience Music Project de Seattle à Graceland, à Memphis. Le rock vu à travers ses reliques, ses lieux sacrés, ses pélerinages. En 2003, par exemple, une Mississippi Blues Commission a vu le jour pour assurer la promotion du blues et préserver son histoire. Depuis, plus de 120 plaques commémoratives ont été placées. Cela dit, la patrimonialisation de la pop n’attend pas le nombre des années: ainsi quand Stéphane Malfettes passe par Kentwood, bled paumé de 2000 âmes au fin fond de la Louisiane, il ne peut s’empêcher de s’arrêter au musée de la ville. En fait, un petit pavillon, dont l’une des pièces reconstitue la chambre de teenager de l’idole locale: Britney Spears. Nounours, robes de princesse, poster du Mickey club… Une grande mélasse de kitsch rose bonbon, directement alimentée par la famille Spears…

Vertige numérique

Le regard vissé sur le rétroviseur, la culture pop aurait donc de plus en plus de mal à se renouveler. Elle change pourtant. Internet, le téléchargement illégal, l’avènement de l’iPod, de YouTube… La nouvelle donne technologique a forcément bouleversé les habitudes. Mais c’est aussi ce qui a contribué à nourrir l’appétit toujours plus grand pour le rétro. Paradoxal? Logique, analyse plutôt Reynolds. Le passé n’a en effet jamais été aussi accessible. Un site comme YouTube fonctionne comme un gigantesque réservoir d’images, à la fois sans limites de capacité, et directement disponibles. Une vraie bénédiction pour le fan de musique mais qui peut aussi donner le vertige. Des archives à l' »anarchives », il n’y a qu’un pas, note Reynolds. Une étude de l’Université de Leicester montrerait ainsi que le téléchargement frénétique amène l’apathie et l’indifférence: comment garder l’appétit quand la cuisine est ouverte 24h/24?

Dématérialisée, réduite à des fichiers numériques tournant en mode shuffle dans l’iPod, la musique serait ainsi arrachée de son contexte. Un appauvrissement? Une chance, pour David Dewaele des 2ManyDJ’s: « C’est peut-être le principal apport de notre génération: aujourd’hui, il est imaginable de mixer une chanson country de Dolly Parton avec un tube électro de Roÿksopp. C’est possible quand tu ne connais pas le contexte de départ. C’est très libérateur: tu peux te contenter de trouver le morceau bon, sans autre jugement de valeur. » En juillet dernier, les 2 frères gantois, DJ superstars, ont lancé un grand mix de 24 heures. Un boulot de titans, chaque heure de musique étant déclinée en images et selon un thème bien précis. « C’est marrant parce qu’on a lancé les premiers mix à peu près au moment où est sorti le livre de Simon Reynolds. On en a parlé avec lui. Il ne comprenait pas qu’on puisse mettre autant d’énergie dans un projet qui part du passé. Pour lui répondre, j’ai pris un exemple: je n’ai pas découvert Planet Rock lors de sa sortie en 82. Mais plus tard, quand j’avais déjà fait le trajet de Jimi Hendrix à Def Jam. Et alors? Peu importe que le morceau date de 1973 ou de 2012, s’il m’est inconnu, cela reste une découverte. »

On en discute entre 2 bacs remplis de vinyles et des vieilles VHS. A bien des égards, les 2ManyDJ’s sont des cas typiques de rétromaniaques, à la fois tournés vers le passé et créatifs, branchés sur les nouvelles technologies (les 24 heures de mix ont été conçues commes des applications pour iPhone et iPad) et obsédés par les vieux vinyles. « J’aime beaucoup ce qu’écrit Simon Reynolds, sourit Stephen Dewaele. Je pense juste qu’il y a une différence de générations. J’en connais plein, des mecs comme lui. Je les appelle les futuristes: des gens qui cherchent la nouveauté à tout prix, des amateurs de musique pour qui le fait que cela soit original est plus important que le fait que ce soit bon. »

No future

La notion de progrès semble en effet avoir vécu. Des nouveaux genres naissent encore régulièrement (le dubstep, le footwork…). Mais la plupart semblent condamnée à des niches. Finis les grands bouleversements, place au recyclage et à la citation. La musique n’est d’ailleurs pas la seule concernée. En cinéma aussi, l’imagination semble souvent en berne, entre suites foireuses, remakes poussifs, et autres adaptations de séries télé. Le mois dernier, Vanity Fair consacrait un grand article sur l’apathie de la culture américaine actuelle. Malgré le saut technologique, la culture populaire -de la mode au design, de la musique à l’art en général- semble être restée bloquée en mode « repeat », « consommant le passé au lieu de créer du nouveau ». Pourtant, jusqu’ici, chaque génération changeait le décor. Or, constate Kurt Andersen, à peu de choses près, les gens portent aujourd’hui les mêmes vêtements, conduisent le même type de voiture, construisent le même genre d’architecture qu’il y a 20 ans. « Tout le monde peut instantanément identifier un film des années 50 (Sur les quais, Le pont de la rivière Kwai) par rapport à un film sorti 20 ans plus tôt (Grand Hotel, New York-Miami) ou 20 ans plus tard (Klute, Orange mécanique) (…). Maintenant, essayons de pointer les grandes différences, évidentes, définitives, entre 2012 et 1992. Le cinéma, la littérature et la musique ne semblent jamais avoir aussi peu changé que ces 20 dernières années. Lady Gaga a remplacé Madonna, Adele a remplacé Mariah Carey -toutes avec leurs particularités, mais sans vraies différences- et Jay-Z et Wilco sont toujours Jay-Z et Wilco. »

Reste la question de l’£uf ou la poule: la rétromania empêche-t-elle de voir le nouveau? Ou est-ce le marasme actuel qui pousse à se retourner en arrière, vers des temps plus excitants? On cherche toujours la réponse… l

TEXTE LAURENT HOEBRECHTS

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