ATTENTION, LÉGENDE! SAMEDI, À GAND, LE MAÎTRE JEFF MILLS CONJUGUERA SES OBSESSIONS ÉLECTRONIQUES EN MODE… CLASSIQUE, ACCOMPAGNÉ D’UN ORCHESTRE SYMPHONIQUE.

Le concert aura lieu à l’église Sainte-Anne. Samedi, Jeff Mills y jouera Light From The Outside World, accompagné de… l’orchestre symphonique de Flandres, dirigé par Christophe Mangou. Le concert sera le point d’orgue d’OdeGand by Night -une première qui, dans six lieux différents de la ville, croisera musiques électroniques et classiques. Iconoclaste? Cela fait un moment que la techno ne se limite plus aux clubs. Soit parce que d’autres genres se la sont réappropriée (le pianiste classique Francesco Tristano, également programmé à Gand); soit parce qu’elle s’est frottée elle-même à d’autres univers (Pantha du Prince rejoint par des carillons; Jon Hopkins et sa formation de pianiste classique ce samedi au Bozar…). Pionnier de la révolution techno made in Detroit, esprit aussi ouvert que volontiers mystique, Jeff Mills est aussi un des premiers à avoir cherché à étendre le champ de tir. Par exemple, en se lançant dans des musiques de films (sa version de Metropolis). Son passage par Gand valait bien un question-réponse avec celui dont la technique de mixage insensée lui a valu le surnom de « Sorcier »…

Comment est né le projet Light From The Outside World?

Le concept vient du film de science-fiction Fantastic Voyage, réalisé par Richard Fleischer. On y voit une équipe d’intervention réduite à une taille microscopique et injectée dans le corps d’un homme en train de mourir. Leur mission: éradiquer le cancer qui s’est développé dans le cerveau du patient. Ils voyagent à travers le corps à bord d’une navette, en tentant de trouver leur chemin. A un moment, ils passent par l’oreille intérieure. Le personnage joué par Raquel Welch demande à un autre: « Qu’est-ce que cela pourrait bien être?« , en pointant la lumière éblouissante qui descend d’une partie caverneuse. On lui répond: « C’est la lumière du monde extérieur. » C’est l’idée qu’il peut exister des mondes à l’intérieur des mondes, que la réalité que nous connaissons n’est peut-être pas la seule qui existe. Cette réalité peut être multidimensionnelle ou l’extension d’une autre. Ou peut-être même un reflet ou un simple écho.

Quelle a été votre première approche de la musique classique?

Je ne me rappelle pas vraiment. Je me souviens juste que c’était toujours là. Ado, la musique ne m’intéressait pas plus que ça. Je ne collectionnais pas spécialement les disques, je ne rêvais pas non plus de devenir un DJ. Mais j’ai toujours considéré très sérieusement la musique (comme la plupart des gens à Detroit, là où j’ai grandi). La connaissance d’une musique n’était pas quelque chose que l’on pouvait acheter -vous deviez l’apprendre. J’imagine que mes premières interactions avec le classique viennent des films de science-fiction que je regardais quand j’étais gamin. Plus tard, cela a dû me conditionner à reconnaître un certain style et une certaine narration du son qui représente le futur. La musique classique m’a appris à approcher les aspects dramatiques, le suspense et toutes les autres techniques qui pouvaient créer un sentiment d’étrangeté, d’ailleurs.

Un concert est forcément fort différent de l’expérience d’un set DJ. Quelle est votre relation avec le public quand vous jouez avec un orchestre?

Le fait de jouer devant un public assis et attentif me donne l’opportunité de dire des choses avec ma musique qui sont souvent perdues ou ignorées pendant mes sets « dansants ». L’attention est mise sur l’utilisation précise et subtile des sons. En sachant cela, Thomas Roussel et moi avons travaillé pour créer et structurer des compositions qui pourraient tirer avantage de cette relation avec le public.

Y a-t-il une sorte de geste « politique » à faire sortir la musique techno de l’underground pour l’amener vers des territoires plus classiques et institutionnels?

Dans la plupart des cas, le mot « underground » signifie « pas encore là ». Si vous pensez qu’en évitant ce genre d’institutions musicales, qui n’ont pas de lien direct avec la musique que vous aimez, vous allez la maintenir « en avance » ou au contraire la rendre dépassée, alors je ne peux rien pour vous. Dans la musique techno, collectivement, nous ne sommes pas des animaux politiques. Parfois, je souhaiterais que l’on soit capable de parler d’une seule voix sur des sujets importants. Mais malheureusement, pour la plupart dans notre industrie, on est supposé être uniquement intéressé par le « meilleur DJ », le « meilleur track de l’été », le « meilleur club », qui a fait le plus de bruit, qui est branché, qui ne l’est pas, etc. Escapism. C’est assez triste, mais fort peu de discussion ou d’attention sont centrées sur la musique et ce qu’elle peut signifier. Si l’on y consacrait plus de temps, on découvrirait (rapidement) que les lignes entre les genres sont microscopiques.

Gardez-vous un lien avec Detroit? Quel regard portez-vous sur la ville aujourd’hui?

Detroit, c’est chez moi. Peu importe où je me trouve ou l’état dans lequel la ville se retrouve aujourd’hui, c’est l’endroit auquel je suis lié de manière inconditionnelle. Dans ma vie, la plupart des choses que j’ai découvertes sur les gens et la musique, c’est là que je les ai d’abord apprises. J’ai eu assez de chance pour pouvoir choisir où je voulais vivre. D’une certaine manière, l’endroit où je me trouve a toujours été le résultat d’une préférence stratégique. Pour quelqu’un qui vit grâce à ce qu’il crée, avoir la possibilité de passer d’un endroit à l’autre est assez important, en termes notamment de perception.

Où vivez-vous actuellement?

Entre Chicago et Paris. Les deux villes ont un grand impact sur ce que je vis. Elles sont le résultat d’années passées à chercher les bons endroits pour vivre et travailler. Visuellement et structurellement, les deux villes sont très belles, mais pas de manière irréfutable. Dans chacune, il y a des mouvements constants vers le progrès.

En 2013, Daft Punk éteint les machines et se met au disco. Qu’en pensez-vous, vous qui êtes fan de cette musique mais également entièrement tourné vers les technologies?

Je pense que ce que fait Daft Punk est vraiment fantastique, mais avec tout le respect que j’ai pour eux, je ne reconnais pas cette déclaration d’intention en tant que telle. Dans mon esprit, le « problème » -si tant est qu’il y en a un qui soit clairement identifiable- ne viendrait pas des machines. Mais plutôt de la manière dont elles sont utilisées. Par exemple, sampler l’extrait d’un disque réalisé par quelqu’un d’autre et faire comme si vous en étiez à l’origine n’est pas précisément la manière la plus respectueuse de construire une carrière. Utiliser des ordinateurs et des sequencers pour jouer les morceaux, au lieu d’utiliser vos mains, est quelque chose qui pour moi sonne faux également. A un moment donné dans l’Histoire de la techno, on en est venu à considérer cette pratique comme la norme. Probablement parce que c’est aussi comme cela que cette musique s’est créée. Mais la jouer sur scène n’a jamais voulu dire autre chose que la jouer « live ». Donc, à nouveau, avant d’éteindre les machines, peut-être qu’il vaudrait mieux rallumer le bouton d’une plus grande créativité.

L’un de vos projets récents, Time Tunnel, était basé sur une série télé dans laquelle les héros avaient la possibilité de remonter le temps. Si vous entriez vous-même dans le Tunnel, que voudriez-vous changer à l’Histoire de la dance music?

Je pense que je retournerais à la période qui a juste précédé la culture des rave, pour l’empêcher de virer complètement au grand carnaval et à l’atmosphère de cirque. Je pense que c’est juste après le déclin de cette ère que la roue a tourné, que la musique électronique, jusque-là solide et fiable, a dérapé. Depuis, le voyage s’est un peu ralenti. On n’a plus eu droit qu’à des débats vains, du genre « vinyles vs CD », « super DJ’s vs mauvais DJ’s », « le meilleur club à Ibiza », etc. Si je rentrais dans ce Tunnel, je consacrerais tout mon temps à tenter d’améliorer les choses et à leur donner davantage de sens.

Dans la présentation de Light From The Outside World, vous reprenez une citation de Maya Angelou: « La vie ne se compte pas en respirations mais en moments qui nous ont coupé le souffle. » Quand avez-vous vécu ce genre de moment pour la dernière fois?

Cela doit remonter à il y a quelques années, quand j’ai visité le Grand Canyon en Arizona. C’était en fait la première fois que je voyais quelque chose qui était plus grand que ce que mes yeux et mon champ de vision pouvaient concevoir. A l’aube, nous nous sommes rendus sur la frontière à l’est du Canyon, où le temps semble s’être arrêté il y a des millions d’années. C’était littéralement un autre monde.

ODEGAND BY NIGHT, CE 28/09, À GAND. WWW.ODEGANDBYNIGHT.BE

TEXTE Laurent Hoebrechts

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