Oublions Dylan

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Dylan se réveille de huit années sans compos personnelles pour un album tactile, politique et, au final, qui ramène à l’essentiel. Surprise et émotion.

Plutôt que de ramener Dylan à sa dinosauresque histoire menée sur 60 années et à tous les cortèges de mythes et fantasmes greffés à ce parcours, si l’on écoutait cet album comme étant celui d’un inconnu, cela ferait quoi? Au touché-écouté de la voix, on peut d’emblée dire qu’elle n’émane pas exactement d’un jeune homme: le larynx a trop de griffes, de rauques et d’usure pour incarner un semblant de jeunesse. Sans que l’on puisse forcément caler l’âge du capitaine. Cinquante ou 80 piges? Comme on est désormais périmé après 25 ans, quelle importance, même si le Bob non-virtuel vient de célébrer, en ce 24 mai, ses 79 ans. Toujours dans le parti pris d’une projection, quel peut bien être l’auteur de ces dix chansons, hors format radio -la plupart sont trop longues- naviguant entre la pulsion folk ramenée au dépouillement strict ( Black Rider) et ce grigri blues, chakra les pieds dans la boue d’un Mississippi bien électrique? À cette catégorie-là, incarnée dans False Prophet, ce monsieur Dylan joue d’une quinte flush royale: la voix qui part en couille noctambule avec la guitare, dans des endroits pas forcément très recommandables. Ce n’est pas du hamburger sudiste mais du gibier boucané un rien trop épais pour faire l’apéritif: Bob en blues, comme un vieux nègre juif, excuse my French. Routes de traverse nimbées de quelles poussières? On y arrive…

Oublions Dylan

Alors au-delà du rock’n’blues tout droit déconfiné des fifties ( Goodbye Jimmy Reed) ou de la ballade western au soleil couchant ( Mother of Muses), il nous raconte quoi l’inconnu Dylan? Si au fil des décennies, les dylanologues n’ont cessé de tenter d’analyser la portée des textes bobesques, c’est à cause de la capacité du fameux misanthrope d’exercer son droit de compartimentage entre poésie et engagement, tendances naturelles à l’opaque et volonté de dissimuler ses cartes idéologiques. Il y a bien eu des moments où Dylan fut pleinement engagé: dans les sixties des Droits de l’homme ou en 1975 quand il défend dans un morceau à succès, Rubin  » Hurricane » Carter, boxeur noir accusé de crime. Et là, on dirait bien que l’Histoire traverse à nouveau généreusement ces Chemins rugueux et chahutés. Avec un procédé qui consiste à accumuler les références de noms signifiants, comme l’annonçait en mars le premier et cinglant titre extrait du futur album, les quasi 17 minutes de Murder Most Foul. En parcourant plus d’un demi-siècle depuis l’assassinat de Kennedy, Dylan y trace une Amérique où la célébrité n’est jamais loin de l’injustice majeure. Comme s’il tissait un lien naturel entre Indiana Jones et Anne Frank, tous deux cités sur le disque, entre un pays mettant sans cesse en scène ses héros supposés, et une mémoire internationale à jamais blessée. À ce titre-là, My Own Version of You est exemplaire, avec sa vision d’un Dieu qui se balade dans les morgues et cimetières pour réanimer les morts en s’emparant de leurs connaissances. Donc, Dylan, projection d’un inconnu virtuel ou méga-star mythique, vient de pondre un sacré album. Merci à eux deux.

Bob Dylan

« Rough and Rowdy Ways »

Distribué par Sony Music.

9

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