COHÉRENT, LE CINÉMA DE JACQUES AUDIARD INVITE DES PROTAGONISTES EXPOSÉS À LA VIOLENCE DU MONDE À SE RÉINVENTER, MATRICE REPRODUITE DE REGARDELES HOMMES TOMBER À DHEEPAN.

« Les vies les plus belles sont celles qu’on invente. » Formulée par Jean-Louis Trintignant en ouverture d’Un héros très discret, la proposition est, en quelque sorte, programmatique du cinéma de Jacques Audiard. Et cela, qu’elle soit envisagée au premier degré -le film dont il est question n’est rien d’autre que l’histoire d’une imposture, un homme s’y (contre)façonnant un passé de résistant-, ou en termes plus imagés, ceux d’une hypothétique reconstruction, motivation récurrente de l’ensemble de ses protagonistes. Avec, pour corollaire logique, une autre obsession: celle d’échapper à l’enfermement, physique, moral ou mental. Soit le lot de Jean Yanne dès le premier opus du cinéaste, Regarde les hommes tomber, où l’acteur campait un représentant de commerce muré dans son existence étriquée, étranger à soi comme à ses proches, et dont la quête obsessionnelle des assassins d’un rare ami tiendra de la tentative de survie pour le coup. A quoi Audiard s’entend pour donner des contours blafards au gré d’un double fil narratif (l’histoire du VRP converge avec celle d’un duo de truands, un mentor et son protégé un brin ahuri, Jean-Louis Trintignant et Mathieu Kassovitz), le temps d’un film semblant avoir épuisé ses illusions dans la violence du monde. Autant dire que la tonalité de ses productions à venir est déjà bien présente…

Un héros très discret voit donc Kassovitz, toujours, se faire artiste du mensonge au prix d’un patient apprentissage (une autre figure récurrente de l’oeuvre), son escroquerie s’épanouissant dans les zones d’ombre de l’Histoire. Les films à suivre, polars d’un noir scintillant, se frottent pour leur part au monde contemporain et à ses dérives, que tentent d’exploiter à leur profit Emmanuelle Devos et Vincent Cassel, le duo d’outsiders de Sur mes lèvres, dont l’alliance intéressée ouvre sur autre chose toutefois. Se réinventer, encore, comme le personnage central de De battre mon coeur s’est arrêté (Romain Duris), tiraillé entre pratiques immobilières véreuses et aspirations artistiques, jusqu’à risquer de s’y consumer -élément d’une geste (sur)virilisée qui impose aussi de tutoyer le vide.

Ce principe, Un prophète le porte à sa quintessence. Le réalisateur y pratique avec bonheur le mélange des genres, lestant le film de prison d’une vision sociale et politique, tandis qu’il se collette avec l’histoire de Malik (Tahar Rahim), jeune illettré expédié à la Centrale où il se forge une identité, celle d’un criminel nouveau style à même de se mouvoir dans les méandres d’un environnement changeant -mutations qu’Audiard enregistre avec une maestria rien moins que soufflante. Clin d’oeil qui ne trompe pas, la vidéo (piratée) que lui adressent ses amis de l’extérieur est celle d’un James Bond au titre de circonstance: On ne vit que deux fois. Et si Paul, l’ex-détenu de Sur mes lèvres, essayait de se réinventer en faisant dans le casse ingénieux, Malik, pour sa part, s’apprête, une fois consommé son apprentissage de la violence, à dominer le monde: le héros audiardien a fait du chemin, son cinéma également, qui embrasse ici une perspective inédite. De rouille et d’os d’abord, Dheepan ensuite viendront enfoncer ce même clou de la reconstruction personnelle, envisagée cette fois à travers des couples d'(in)fortune. Si le talent d’Audiard avait déjà trouvé expression plus aboutie, le destin du guerrier sri-lankais et de sa famille (re)composée s’inscrit objectivement dans la cohérence aiguisée de l’oeuvre -le prix d’une Palme d’Or?

J.F. PL.

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