Dix ans après Ali Zaoua, Nabil Ayouch a retrouvé Sidi Moumen, berceau des auteurs des attentatsterroristes de Casablanca, en 2003, une tragédie que le réalisateur envisage sous son angle humain

Entre Nabil Ayouch et Sidi Moumen, il y a d’abord une histoire personnelle, le réalisateur marocain ayant tourné dans ce bidonville de Casablanca quelques scènes de Ali Zaoua, l’histoire de gamins des rues et le film qui devait le révéler, au tournant du siècle. Une douzaine d’années plus tard, Sidi Moumen et ses enfants sont encore au coeur des Chevaux de Dieu (lire la critique page 30), mais le contexte a dramatiquement changé: les attentats de Casablanca, en mai 2003, sont passés par là, dont l’histoire a révélé que les auteurs étaient tous originaires de ce quartier. De quoi, on le serait à moins, interpeller le cinéaste: « Le 16 mai 2003 m’a doublement choqué, entame-t-il alors qu’on le rencontre, grimaçant sous l’effet d’une sciatique, lors du festival de Namur. D’abord par les attentats eux-mêmes, on n’était pas habitués à cela au Maroc. Et puis, de savoir que les auteurs étaient des gamins de Sidi Moumen, justement, des quartiers environnants, et pas des types sur-entraînés d’Irak ou d’Afghanistan… »

Encore sous le choc des attentats, Ayouch empoigne sa caméra pour aller tourner un documentaire, à la rencontre des survivants et des familles des victimes. Entreprise qui va toutefois le laisser insatisfait: « J’ai mis un peu de temps à m’en rendre compte, mais j’étais parcouru par un sentiment d’inachevé, j’avais l’impression de n’avoir fait que la moitié du chemin. Les victimes n’étaient pas que d’un côté uniquement, et comme je connaissais le quartier d’où étaient partis les auteurs des attentats kamikazes, j’ai eu envie d’y retourner pour y questionner les gens, faire un vrai travail de terrain, rencontrer les associations, des sociologues, des anthropologues également. Et c’est alors que j’ai compris qu’il convenait d’apporter beaucoup de nuances à un sujet comme celui-là et d’avoir un nécessaire recul.  » Armé de cette conviction, le réalisateur va par ailleurs trouver dans le roman Les étoiles de Sidi Moumen, de Mahi Binebine, la béquille sur laquelle appuyer son film: « C’est l’histoire humaine qui m’a intéressé dans le bouquin, parce qu’on y trouvait tout: il y avait ces gamins au début, et des destins brisés, détournés. Et, au final, quelque chose qui nous rapproche beaucoup plus de l’humain que de la violence. Je trouve important, si l’on veut essayer de comprendre ce qu’il y a à comprendre en tout cas, de s’intéresser à un tel sujet à travers l’humain. « 

S’agissant de la forme du film, Nabil Ayouch s’en est tenu à un principe intangible: « La réalité a une vertu exceptionnelle: celle de nous présenter les faits. Et la fiction: celle de nous les raconter.  » Et de s’écarter de la biographie stricte des jeunes kamikazes, pour privilégier une chronique néanmoins inscrite dans le réel, un cap qu’il a veillé à maintenir tout au long de la production. « J’ai choisi de tourner dans un véritable bidonville et de ne rien reconstituer en studio. Un bidonville est un écosystème qui fonctionne selon des règles, des codes. C’est stratifié, chacun a son mode de fonctionnement à lui, il fallait donc pouvoir y pénétrer, c’est la première gageure, la deuxième étant de ne pas bouleverser cet écosystème. Et l’autre aspect, c’était le jeu, les comédiens.  » Deux ans ont été nécessaires au réalisateur pour trouver les non-professionnels qui allaient incarner Les Chevaux de Dieu (titre extrait d’un texte sur le jihad à l’époque du Prophète, et expression reprise dans la terminologie jihadiste moderne): « Je leur demandais deux qualités principales: être naturels, vrais, parce que c’est cette part de vérité que j’allais chercher chez eux, et que je ne trouvais pas chez les acteurs professionnels. Et avoir cette capacité à porter une dramaturgie, avec ce que cela demande en intensité et en intelligence du texte, à raconter une histoire pour qu’on puisse y accrocher, sans quoi on bascule dans le documentaire, ce qui n’était pas le but. « 

Le devoir d’un artiste

Le résultat est on ne peut plus concluant qui, s’ouvrant comme la chronique du quotidien de ces jeunes gens, déconstruit ensuite la mécanique de leur embrigadement. Si l’objet, en l’occurrence, « n’est pasde pardonner l’impardonnable », en examiner les raisons n’est certes pas inutile. On ne naît pas martyr, en effet: « Mon film essaye de nous ramener à une réalité très simple, c’est que ces enfants, au début, sont des enfants comme les autres. Après, bien sûr, la misère joue un rôle, l’environnement aussi, mais si ce n’était que ça, il y aurait des centaines de millions de kamikazes. Au-delà de la manipulation des textes, de la géopolitique mondiale, de l’abandon de l’Etat, de l’éclatement de la cellule familiale et de l’absence d’autorité du père, il y a des raisons individuelles, les destins qui font que l’on retrouve, plus tard, les microtraumatismes qui affectent pendant l’enfance, et qui vont créer ensuite des failles, des fêlures, dans lesquelles d’autres s’engouffrent.  » Avec des effets dévastateurs.

Tenant d’une indispensable distance du cinéaste par rapport aux événements « pour les digérer et mieux les comprendre », Nabil Ayouch a néanmoins dû jongler avec les soubresauts d’une actualité mouvante pendant et après le tournage, du Printemps arabe aux élections ayant suivi et qui, au Maroc, ont porté les islamistes au pouvoir. De quoi attiser la vigilance d’un réalisateur à la conscience politique affutée, et se disant prêt à monter au front aussi souvent que nécessaire.  » Le seul devoir d’un artiste, c’est de dire ce qu’il pense. « 

Entretien Jean-François Pluijgers

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content