En 1980, le trio bruxellois Odieu et le Feu allume un punk-variété sans précédent iconoclaste. Trente ans plus tard, le Baader de la mélodie, Didier Odieu Kengen, revient chauffer la colle avec ses 2 complices vintage.

Période new wavo-poseuse du Bruxelles années 80. En scène, Odieu est l’idiot du village rock qui débite de la grimace au kilomètre. Sous nos mornes cieux, on n’a jamais vu pareille chanson-neutron. Odieu, c’est Jerry Lee Lewis qui se shoote à Claude François, Little Richard essuyant une larme sur J’ai encore rêvé d’elle, Presley au Casino de Blankenberge en hiver . Entre 2 exploits de claviériste-pyromane, le chanteur-pianiste fait pleurer les notes. « J’ai toujours eu une passion honteuse: la variété. Je suis un buvard à émotions, j’ai un taux d’excitabilité très bas. Je pleure vraiment sur des chansons qu’il est interdit d’aimer. » Avec ses 2 complices issus de la scène 77, Robbie aux drums, Stef à la basse, Odieu et le Feu fait sensation au rayon freak-show. Parties fines, soirées privées, alcools, top-models (?), poses, drogues diverses, sensations tactiles, le grand cirque est de sortie tous les soirs. Mais, c’est bien connu, les clowns sont tristes.  » Très vite, j’ai eu l’impression qu’on venait voir le singe : je me retrouvais en prison devant un public rigolant de n’importe quoi, d’une superficialité terrifiante. J’ai commencé à devenir méchant, à vouloir casser le succès. » Beaucoup de promesses ne seront donc pas tenues, notamment celle de faire carrière, roller-coaster abracadabrant que Didier raconte un vendredi 13 (août) dans sa maison-studio de Watermael: 4 heures de marathon labial où il se lève pour nourrir le piano ou faire bander les baffles de compositions inédites.  » Il y a quelques mois, les 2 autres, Robbie et Stef, sont venus me chercher pour refaire Odieu et le Feu mais moi, je ne voulais pas. Recommencer l’histoire à 50 balais, a priori, je trouve cela pathétique. Je leur ai finalement dit ok à condition qu’en scène, on ait l’air d’avoir 70 ans, qu’on ait des beepers d’hôpital, des blancs dans les chansons, qu’on soit le Buena Vista Social Club du punk-variété. Ils n’étaient pas chauds (rires) . » Après des négociations dignes du Pacte de Varsovie, la bête humaine a néanmoins accepté son retour en concert (1). Sans les beepers.

Pute moldave

Wonder kid de la scène belge, Didier Kengen est un Johnny Rotten qui aurait décortiqué la chansonà texte plutôt que les veines écarlates d’Iggy: le poète pense que le vers est de toute façon dans le fruit. Parmi ses chefs-d’£uvre de râtelier convulsé: Le tracteur, Arianespace, T’es qui toi? Ces 3 dernières années, on l’a surtout vu en compagnie de Victoria Tibblin, grande sauterelle suédo-française tentant un ultime coït rock. Kengen l’a chaperonnée, composée et accompagnée dans une sarabande de concerts et un premier album saignant (Universal, 2008).  » En duo, on était 200 mètres au-dessus des performances en groupe où on pédalait dans la choucroute: la mise en danger se sublimait, devenait immense. J’étais le vieux pervers, masqué en GIGN: elle était en pute moldave, assumant un côté Vierge effarouchée. » Alors qu’un deuxième album est sur le point d’être mitonné en studio, Universal-France remercie Victoria contre une  » grosse enveloppe ». L’affaire s’embourbe définitivement quand Tibblin s’entiche d’un Liégeois wock’n’roll de 25 ans et l’épouse: old Didier est prié d’aller planter des choux. C’était il y a une bonne année. Dommage:  » Cet album à venir, 19 chansons en français et en anglais, c’était mon chef-d’£uvre. » La jument du maquignon (sic) a fini par se rebeller:  » J’ai écrit 10 fois mieux pour elle que pour moi, des chansons sans auto-dérision, alors que moi, je n’arrive pas à écrire une chanson sérieuse sans la destroyer, sans déni de soi ou sentiment de médiocrité. Je n’ai jamais eu l’impression d’être suffisamment bon… »

Epilepsie et estomacs pourris

Didier Kengen est né le 12 septembre 1959 à Bruxelles: papa est hollandais,  » poète et dessinateur raté qui n’est pas parvenu à personnaliser son art », maman, interprète de conférence, juive berlinoise rescapée de la Shoah.  » J’ai eu une éducation très catholique, très pudibonde, même si les nazis me considèreront comme juif (sourire). «  Indice que rien ne sera jamais vraiment simple: une épilepsie récurrente revoit les partitions à l’aune des convulsions successives.  » En corrélation avec ma maladie, mon ciboulot était en bordel. Pendant longtemps aussi, je ne suis pas parvenu à donner de l’émotion sans passer par le débordement absolu. » Le punk embarque l’ado amateur de conneries dans une micro-scène écarlate: au Vieux St Job ucclois, on se souvient bien des estomacs de b£uf pourris jetés dans le public par Didier et son groupe, où Yvon Vromman (Tueurs de la Lune de Miel) -idole et influence majeure- martyrise la batterie. A un autre concert-performance, ivres-morts, les candidats-dépeceurs ont l’ambition de sacrifier un poulet vivant. La sortie du couteau Moulinex déclenche l’offensive des végétariens dans la salle. Rideau sur les sacrifices.  » Et puis, en pleine période cold-wave, j’ai fait un groupe qui s’appelait initialement Odieu joue avec le Feu où je jouais sur un Philicorda, abominable petit orgue à son de crécelle. J’avais beaucoup aimé Jonathan Richman et son répertoire façon I’m A Little Dinosaur : d’une certaine façon, on précédait le minimalisme crétin à la Elli & Jacno qui allait suivre. » Alors qu’Odieu pète le feu, Didier revisite le chic parisien de 1982: sorties sans fin, gratin demi-mondain, coke in my brain et, après 7 mois noctam-bules, retour déplumé à Bruxelles. William Sheller l’y débusque et l’invite au Théâtre 140, en solo au milieu de son propre show début 1984: c’est un triomphe. Olympia avec le même Sheller et contrat de 3 albums chez CBS-France, Odieu est pressenti pour 6 mois à l’Alcazar, célébrissime cabaret de Pigalle:  » Vingt minutes tous les soirs, méga bien payé, au milieu de sculpturales nudités. Je suis allé voir le patron, Jean-Marie Rivière, il était ignoble avec tout le monde, je me suis tiré. » Par la même occasion, il se tire aussi une balle dans le pied:  » J’étais ultra amoureux d’une fille qui ne voulait pas partir de Bruxelles, je voulais être maître de mon destin. Dans ce métier, ce n’est pas compatible avec le succès. Le show-business est le pire des business: on dépend de mecs ultra cyniques dont la survie financière comptabilise la charge émotionnelle du chanteur: tu imagines le genre de rapports humains que cela induit? »

Auto-sabordage

En 1994, une seconde lune arrive sous forme de contrat avec le label parisien Dreyfus (maison de Jean-Michel Jarre…) et Tony Krantz. La dame a peu ou prou géré l’image presse de Barbara, Polnareff, Daho, Goldman. Odieu décline la suggestion de Krantz d’inclure à l’album son Record du monde de mega-mix établi en 1992: 178 chansons en 15 minutes (2). Arrivé à ce stade-ci de déconfiture, le lecteur pressent déjà le naufrage de l’épisode. Correct.  » Je suis tombé amoureux une nouvelle fois et je me suis auto-sabordé, appelons cela un réflexe d’auto-défense. » Krantz abandonne le flambeur et Dreyfus se décourage. L’album se vend à un piteux 6000 exemplaires et rajoute à la réputation  » ingérable » du Moloch de la Variété qui avance une hypothèse franche:  » C’est pourtant dans la prise de risques que la musique a fait de la thune, qu’on obtient des accidents rentables. » Depuis lors, Didier Kengen a tenté de placer ses morceaux convulsifs un peu partout -y compris chez Bashung- sans grand succès: trop noir, trop cynique. Sniper de la reprise et du trauma sentimental, il a travaillé avec Charlie Degotte – » Jusqu’à l’Opéra-Poulet (sic) Chanteclair, puis cela a mal tourné »-, a écrit des musiques de théâtre, créé les champions de la reprise Los Tres Varietos, continué à pondre des délires chantés. Le soir est logiquement tombé sur Watermael, Didier a déjà une heure trente de retard sur son prochain rendez-vous, mais continue à sortir des lapins de son chapeau chanteur. On verra bien ce que donne la réssurection d’Odieu & le Feu, à moins que ceux-là ne soient supplantés par Ricky Baldwin:  » C’est un chanteur virtuel que personne ne verra jamais en vrai, un fan qui cultive la variété seventies à la Claude-Michel Schönberg (3) (rires), on va sortir des scopitones et mettre le tout sur Internet. » Il fait passer la chose: c’est aussi beau qu’un générique de RTL en 1975. En beaucoup plus émouvant. l

(1) Avec Odieu et le Feu, aux Ateliers Rock à Huy le 10/09, en solo le 11 au

Parc de Wolvendael à Uccle et le 25 à l’ Espace Delvaux, www.odieu.com

(2) à voir sur YouTube

(3) auteur du méga tube pleureur Le premier pas, vendu à un million d’exemplaires en 1974, il co-composera ultérieurement la comédie musicale Les misérables.

Texte Philippe Cornet

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