Obscur objet du désir

© The frick collection

Un captivant documentaire montre comment Vermeer donne à appréhender la mondialisation à travers le détail d’une toile de… 1657.

C’est un trou de la taille d’une épingle. Ce point noir que l’on ne perçoit qu’à l’aide d’une loupe est pourtant la clé de l’énigme posée par L’Officier et la jeune fille riant, un tableau peint vers 1657 par Johannes Vermeer (1632-1675). Situé au centre de ce chef-d’oeuvre de petit format (50 x 46 cm), le microscopique orifice est celui à partir duquel le peintre a tracé les différentes lignes de fuite déterminant sans ambiguïté le sujet principal de la toile. Ce faisceau de droites désigne une tâche noire à côté de laquelle aucun spectateur contemporain du fameux Siècle d’or ne serait passé: un couvre-chef sombre et démesuré (nous, post-modernes, privilégions le sourire de la jeune femme, un frisson intimiste perçu comme la signature du génie de Delft). Un obscur objet du désir? Sans aucun doute. Le chapeau en question raconte une époque, celle de la naissance du capitalisme mondialisé, aussi sûrement qu’un essai détaillé sur le sujet. Encore faut-il être capable d’en faire le décryptage. Inspiré par l’excellent ouvrage de Timothy Brook, qui porte le même titre, le documentaire de Nicolas Autheman déroule une autre lecture de cette oeuvre d’art. Salutaire, celle-ci ne patauge pas dans les eaux stagnantes d’une analyse pointue des couleurs ou de la lumière mais s’arrête sur ces objets d’apparence anodine qui témoignent que, loin du cliché voulant qu’un artiste soit un génie détaché des contingences, la peinture est le sismographe d’un monde en perpétuelle mutation.

Une oeuvre ouverte

Ce qu’exprime ce galurin noir n’est pas anodin: il rend compte de ce moment où le désir des hommes gagne la totalité du globe, se hissant ainsi à un niveau inédit de prédation. Fabriqué en poils de castor, ce chapeau affirme un statut social convoité qui, dans la première partie du XVIIe siècle, a mené, du moins en Europe, à la première extinction animale de masse liée à une activité économique. Comment résoudre dès lors l’équation entre la disparition du rongeur et l’augmentation de la demande? Les Pays-Bas vont générer une folle spéculation, entraînant dans leur sillage la naissance de la première Bourse, en établissant un avant-poste giboyeux à souhait, la Nouvelle-Amsterdam, sur l’île de Manhattan (un morceau de terre acheté aux Indiens pour quelque 60 florins, soit le prix d’un feutre en poils de castor…). À la lumière de cela, l’objet au centre de la composition du tableau se découvre comme la métaphore absolue de la cupidité. C’est le timbre délicat de François Morel qui, en voix off, nous conte ce tragique avènement d’une société ayant lessivé le monde en prenant son désir pour la réalité. D’autres paroles, empruntées avec beaucoup de finesse à des pratiques transversales, précisent la portée de ce drame géopolitique: trader, modiste, trappeur canadien ou descendant amérindien. Une inconnue subsiste toutefois. Vermeer ne nous dit rien du sourire de la jeune fille. S’amuse-t-elle de la vanité du personnage qui lui fait face ou succombe-t-elle au magnétisme de l’illusion? C’est nous qui voyons.

Le Monde dans un tableau – Le Chapeau de Vermeer

De Nicolas Autheman, diffusé sur Arte.tv. Jusqu’au 16/12.

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