UN PREMIER ALBUM INTIMISTE TRIOMPHAL, UN DEUXIÈME DISQUE, AVENTINE, PLUS SOMBRE ET CONÇU SOUS PROFONDE CRISE EXISTENTIELLE. ET TOUJOURS L’EXIL PROLONGÉ À BERLIN OÙ LA DANOISE AGNES OBEL NOUS EMMÈNE DANS UN SOUS-BOIS URBAIN. HÉLAS, JUSTE POUR DISCUTER…

Début août. A cet endroit de Kreuzberg, les rues additionnent les échoppes en tous genres dans un joyeux mélange de cultures migrantes et de reliefs modes, comme ce minuscule café où Obel nous a donné rendez-vous sans y être. Ce qui est d’autant plus embarrassant que notre phone crashé la veille renvoie à la cabine publique où le manager nous confond avec l’envoyé spécial de Télérama.Première règle d’Obel: elle gère tout elle-même, « en bulle hors du temps », en quasi-autarcie avec son boyfriend, Axel Brüel Flagstad, photographe et cinéaste d’animation, élément d’un couple doublement danois qu’on imagine vivre à la Emily Brontë. « J’arrête de travailler quand il me pousse hors du studio, et même si on a des goûts différents, il aime par exemple le hip hop old school et les BO seventies, c’est mon meilleur juge. » Deuxième règle: malgré un demi-million d’albums vendu sur le marché international -un exploit pour une telle musique-, la trentenaire de 1980 est toujours d’une timidité à fâcher les montagnes. Elle a pourtant quitté le look de jeune fille au pair sexy et cadre désormais son teint de porcelaine d’une longue chevelure blonde dénouée à la Bardot sixties. Dans la bagnole qui nous emmène de l’autre côté de Kreuzberg, sa voix douce détaille un amour pour Berlin, oeil névralgique englouti d’électricité urbaine et d’une large topographie, verte, surannée et post-moderne. « Avec Axel, que je connais depuis mon adolescence, qui a le même âge que moi, on habite Berlin depuis six ou sept ans -cela en fait dix qu’on est ensemble-, on a pas mal déménagé, souvent dans Kreuzberg, et là, on est dans un plus grand appartement. C’est superbe, même si on n’a pas de chauffage dans la cuisine. » Au-delà des domesticités, le lien distendu d’Agnes à sa ville natale -Copenhague- semble l’avoir émancipée de quelques tutelles familiales peut-être pesantes. Elle nous emmène à la Moritzplatz, dans ce qui ressemble à une ferme au coeur même de la ville: le Prinzessinnengärten. Pour peu, on se croirait chez Tarkovsky avec ses containers bios émoussés, ses ferrailles incongrues, ses plantes anars, ses graines inconnues et même une librairie aux quatre vents revenue d’un futur antérieur.

300 concerts

Autour d’un café garanti 250 % environnementalement correct, Agnes répond à la première question: à quoi ont donc ressemblé les trois dernières années de sa vie, depuis la sortie de Philarmonics en octobre 2010 et l’aspiration vers le succès? « J’ai l’impression d’être la même personne qu’à notre rencontre il y a deux ans: c’est pratiquement impossible d’expliquer ce qui s’est passé. J’ai fait le travail d’introspection, de regarder en moi-même, mais c’est embarrassant de le qualifier (sourire). Pour moi, c’est plus facile de jouer que de parler sentiments. Je n’aime pas l’idée d’être exposée au regard des autres… » A Berlin, personne ne reconnaît donc Agnes dans la rue et encore moins avec son air actuel de farouche étudiante en philo: « J’aime aussi cette ville parce que même si je parle allemand, j’y rencontre des gens et des cultures du monde entier, s’exprimant le plus souvent en anglais, je m’y fonds. » Le lent et impressionnant succès de Philarmonics s’est aussi construit par le bouche-à-oreille d’Internet et des films « australiens ou autres » trouvant dans le style Obel matière à BO atmosphérique. Plus que tout, c’est la cohorte de concerts qui a changé la chimie de la chanteuse-compositrice: « J’ai dû en faire 300, qui ne sonnaient jamais de la même manière selon la salle, sa taille, le PA, la qualité du piano, mon humeur et celle de l’audience. Je me souviens du morceau Philarmonics joué dans une église où la voix, le piano et les cordes se sont agglomérés en une sorte de chorale massive, devenant une BO de film rompant avec l’intention intime du titre. Marrant de penser qu’à nos débuts, on n’avait même pas d’ingénieur du son pour mixer le live. » Agnes découvre la sensation physique de jouer sa musique redistribuée selon des cartes émotives qu’elle ne contrôle pas. « Le live m’a extraite de ma zone naturelle de confort, me poussant vers des endroits, des situations, que je n’imaginais même pas. Cela m’a beaucoup appris, autant sur le plan humain que sur celui de la technique et de la musique: j’ai dû aussi bien affronter un public de festival en acoustique que les demandes d’explications de gens venant me trouver avec la « clé » d’une chanson. Généralement, cela n’a d’ailleurs rien à voir avec l’intention première, mais je les laisse à leur interprétation, c’est parfait (sourire). J’ai pu mesurer la puissance des instruments, par exemple celle du violoncelle, fabuleusement versatile. J’aime assez l’idée que personne ne puisse jamais vraiment évaluer le destin artistique ou commercial d’une musique, sans pour autant que j’y voie le cheminement d’une thérapie quelconque. » Et Agnes rit -de plaisir- lorsqu’en Amérique, on lui signifie que sa musique ressemble « à un mélange d’Enya et de Portishead, qu’au Danemark, je sonne très française et en France, très scandinave ».

Roy Orbison

Dans la lessiveuse du succès, Agnes Caroline Thaarup Obel met son adoucissant, comme celui « permettant de faire plusieurs choses à la fois, ce qui n’est pas forcément dans ma nature, adapter ma concentration et discipliner les 24 heures d’une journée. A un moment, on se rend compte que l’on n’a plus vu ses amis depuis deux ans. » La tournée à répétition qui s’achève début 2012 -avec une poignée de dates ultérieures- est interrompue par des retours à Berlin, travaillés par le ressac: « Je rentrais chez moi, chargée d’idées et d’envies mais il me fallait affronter le contre-coup. Quand je me suis véritablement mise au travail du deuxième disque, j’étais simplement très heureuse de voir si je pouvais transformer des humeurs jamais éprouvées auparavant en chansons. Sur la route, j’avais déjà écrit Fuel To Fire et Smoke & Mirrors, et puis la première chose composée à la maison a été Words Are Dead: il y avait tellement de choses à exprimer qu’aucun mot ne semblait avoir la bonne vocation. On peut appeler cela un paradoxe. J’ai alors pensé à Roy Orbison: ses chansons atteignent à quelque chose hors du temps, une sorte de rêve surréel, à la fois amoureux et peut-être effrayant. » Le mot « concentration » vient alors dans la conversation: si la musique d’Obel et ses cabris funambules évoquent, on l’a assez écrit, les Gymnopédies de Satie, le processus de création n’a rien eu de léger ou de volatile. Il a fallu forger une attention inédite, s’enfermer dans une « wood box »,puiser dans des réserves autres, trouver ce que l’auteur de la bio d’Aventine nomme, un peu pompeusement, « une nouvelle voix »: « Ce qui me pousse, c’est le son, y compris dans ma relation à l’anglais: gamine, à l’école internationale de Copenhague, on chantait dans cette langue avant même que je ne sache la parler. J’essaie d’être ouverte sur l’anglais, de profiter de son ambivalence et de raconter parfois une histoire, sans mots, seulement avec l’instrument. Ma voix en est un, bien sûr. J’aime beaucoup la façon dont Debussy évoque un sentiment sans le certifier. »

Illusions narratives

Obel renâcle logiquement à disséquer ses textes, exercice a priori rébarbatif: on le sait, au moins depuis Bob Dylan… Elle dit quand même, à propos de The Curse, s’être partiellement inspirée d’un auteur américain -le nom lui échappe- qui prend en compte nos illusions narratives: « Entre autres, les milliers d’événements accidentels qui nous arrivent, sans que l’on ne les remarque forcément, et qui font sans doute partie d’un processus de pensée. Je suis fascinée par les contes de fées que l’on parvient à construire. The Curse est proche de cela. Je crois absolument au pouvoir de la musique mais je me garderais bien de l’expliquer. » Sur ce, la fille de « parents typiquement athées de Copenhague » écarte toute ombre mystique venant dorloter sa musique, lâchant quand même que le boyfriend Axel trouve « qu’il y a des choses trop privées dans le disque ». En quittant Agnes en cet été berlinois, on ressent un manque: comme si le coeur de la conversation sur Aventine avait glissé vers les coulisses. Le titre du disque? Synonyme d’une des sept collines qui ont bâti la Rome Antique, là où Romulus enterre son frère Remus après l’avoir tué. Et puis cette déclaration d’amour à Roy Orbison, et ses spectrales complaintes fissurées. Les silences berlinois d’Agnes aussi donnent envie d’en savoir plus. Après le rendez-vous manqué de fin août où la chanteuse annule son concert anversois des Pias Nitespour cause de grosse grippe estivale la fauchant elle, son chéri et ses deux musiciennes, on se retrouve à Bruxelles ce 19 septembre. On lui explique notre seconde présence, la sensation qu’il manque une pièce centrale au puzzle, peut-être un fantôme qu’elle n’a pas désigné. Flottement… « Oh Mon Dieu, je ne crois pas que je vais trop en dire (silence). Je peux concéder que le processus d’enregistrement d’Aventine a été un moment extrêmement bizarre de ma vie. Je ne sais pas s’il s’agissait de dépression mais je ressentais un besoin énorme de voir si la musique pouvait aboutir. J’ai encore en moi la sensation d’une période de remise à plat intégrale de ma vie, de l’endroit où j’habite, d’où cette pénombre… Je ne veux pas aller dans les détails, mais à un moment, je pensais à partir, seule, vivre à Hambourg ou même Los Angeles (elle rit). Il me fallait retrouver une forme de silence et la façon organique dont j’avais grandi: ce disque raconte cela aussi. » Sur ce, elle nous claque la bise et donne rendez-vous au Cirque Royal, là où « tout cela » se racontera sur scène et en public.

EN CONCERT AU CIRQUE ROYAL LE 1ER NOVEMBRE, WWW.CIRQUE-ROYAL.ORG

RENCONTRE ET PHOTOS Philippe Cornet, À Berlin

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