Philippe Elhem
Philippe Elhem Journaliste jazz

LA RÉÉDITION DES CONCERTS DE BREGENZ ET DE MUNICH DATANT DE 1981 NOUS OFFRE KEITH JARRETT DANS TOUTE SA SPLENDEUR MUSICALE MAIS AUSSI SES TICS RÉCURRENTS…

« Concerts – Bregenz München »

Keith Jarrett

ECM 1227-29 3 CD (NEW ART INTERNATIONAL)

9

A bien y réfléchir, on se dit que Keith Jarrett ne manque pas d’air quand il exige le silence complet d’un public (il lui interdit même de tousser et, bien sûr, de prendre des photos), auquel il ne craint pas de déclarer sans s’étouffer (cf. l’introduction du concert en trio de 2007 à l’Umbria Jazz Festival de Pérouse) qu’il les « honore » de sa présence. Rien de moins. Alors que lui-même, derrière son clavier, produit un potin d’enfer constitué de cris gutturaux, de râles d’agonisant et d’expectorations éjaculatoires censées exprimer une jouissance convulsive devant l’expression (quand il se manifeste) de son propre génie. Que ceux que cela incommode au plus haut point soient ici avertis que les trois disques sous rubrique en regorgent et que la prise de son, de grande qualité, ne fait rien pour les éviter (ce qui est techniquement possible). Tel est l’artiste en son miroir: un narcisse hypertrophié à la prétention démesurée mais capable, aussi, de se révéler d’une fulgurante lucidité sur sa propre production musicale et bien d’autres sujets encore. Exemple parfait? Ce coffret de trois CD contenant deux concerts enregistrés en 1981 et qu’il considère comme infiniment supérieurs à ceux de Cologne (The Köln Concert, 1975,l’un des disques de jazz les plus vendus au monde) et du Japon (le marathon pianistique de The Sun Bear Concerts en 1976), jugement auquel nous ne pouvons qu’adhérer.

En effet, aussi bien à Bregenz le 28 mai (le premier CD) qu’à Munich le 2 juin (les deux suivants), Jarrett qui, depuis trois ans, ne se produit plus qu’en solo, propose à nouveau des pièces entièrement improvisées qui dépassent de loin le joli travail sur les harmoniques et les virtuoses mélodies des disques précédents. Contrapuntique et souvent emporté par le vent du romantisme mais faisant preuve aussi d’une vigueur rythmique (symbolisée par d’emphatiques coups de pieds que l’on imagine frappés sur la scène) qui vient, de son côté, casser les moules des formules trop confortables, Keith Jarrett cherche moins à séduire qu’à désorienter un public que l’on sait tout acquis à sa cause mais pour des raisons qui, à ce moment même de sa carrière, ne sont sans doute plus les bonnes. En effet, à cette époque, sa musique offre, au niveau du style et des influences qui nourrissent son inspiration, une palette très élargie où le jazz n’est qu’une composante parmi le free, le baroque et le contrepoint cher à Bach, la musique classique sinon contemporaine. Plus expérimental qu’il ne l’a jamais été jusque-là (particulièrement pendant le concert de Bregenz qui ne constitue pas pour autant à nos oreilles le meilleur des trois disques), il n’hésite pas à emprunter des voies parfois hasardeuses mais délivre d’authentiques émotions musicales ne relevant plus seulement de la seule beauté plastique qui prévalait au milieu des années 70.

Pourvu d’un livret à l’intérêt inégal, ce petit coffret documente la fin d’une traversée en solitaire qui va s’effacer devant une nouvelle phase (toujours en cours depuis 33 ans) de ce roi du paradoxe: celle du Standards Trio où, associé au contrebassiste Gary Peacock et au batteur Jack DeJohnette, il ira puiser son matériel dans le Great American Songbook. Certes, de façon espacée, le pianiste continuera à publier des disques en solo toujours liés à des prestations en public, mais aucun d’eux ne continuera à véritablement approfondir les chemins explorés ici.

PHILIPPE ELHEM

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