AVEC THE DARK KNIGHT RISES, CHRISTOPHER NOLAN PONCTUE AVEC BRIO SA TRILOGIE BATMAN. RETOUR SUR LE PARCOURS EXEMPLAIRE D’UN CINÉASTE AYANT SU, COMME NUL AUTRE, FAIRE RIMER BLOCKBUSTER ET VISION D’AUTEUR.

L’attente aura été à la (dé)mesure de la saga: voilà des mois, en effet, que la Toile, et quantité d’autres supports dans la foulée, bruissaient des rumeurs les plus diverses quant à The Dark Knight Rises, troisième et ultime volet des aventures de Batman à la mode Christopher Nolan. La rançon de la gloire, pour un cinéaste qui a su faire de la franchise une réussite artistique et commerciale sans précédent (plus de 1 milliard de dollars de recettes pour The Dark Knight, l’épisode précédent de la trilogie). Et la chronique d’un triomphe annoncé, qui a tragiquement glissé vers la rubrique des faits divers avec la tuerie de Denver, voilà quelques jours, le réel rejoignant la fiction dans toute sa noirceur.

 » Quand on regarde ces films, on peut voir que le monde actuel s’y reflète », estime le réalisateur dans les notes de production. De fait, comme d’autres super-héros, Batman s’est épanoui à l’écran dans le contexte de l’Amérique post-11 septembre, avec ce qu’il pouvait véhiculer de paranoïa et d’obsessions sécuritaires -difficile de ne pas voir dans l’homme chauve-souris le « vigilante » ultime, les tourments en option, la série jouant par ailleurs habilement de diverses ambiguïtés. Cette renaissance, Nolan en avait toutefois posé les jalons créatifs quelques années plus tôt, au tournant des années 2000. Si son Following lui avait valu un début de renommée colportée de festival en festival, Memento impose pour sa part une vision aussi personnelle qu’ingénieuse, sur les pas d’un homme traquant l’individu ayant violé et assassiné sa femme, avec le handicap de souffrir d’amnésie antérograde. Entendez que, privé de mémoire à court terme, il tente d’y remédier à grands renforts de polaroïds et de tatouages, le film adoptant une construction à rebours n’ayant rien d’une coquetterie.

Au-delà du saisissant effet de style, Nolan marque déjà son territoire: rencontré à la Mostra de Venise, le réalisateur britannique expliquait avoir voulu s’affranchir de structures narratives classiques: « On peut faire le rapprochement avec la vision fragmentée d’un Nicholas Roeg, mais j’ai surtout tenté d’appliquer des principes à l’£uvre dans la littérature. Graham Swift, avec son travail sur les lignes du temps qu’il enchevêtre, m’a beaucoup impressionné. Il explore de nouvelles expériences narratives, inconcevables suivant un mode de récit linéaire. » Une sorte de profession de foi pour un artiste ayant fait des puzzles son mode d’expression privilégié, principe culminant dans Inception et ses labyrinthes superposés.

Cette architecture complexe, Nolan aura le chic de ne lui sacrifier ni le sens du spectacle ni l’efficacité. « Je souhaite aborder des genres éprouvés de façon inédite, en espérant les faire ressortir sous un jour différent« , confiait-il encore. Ainsi Memento réinvente-t-il la mécanique du thriller, tout en amorçant plusieurs motifs récurrents de l’£uvre à suivre, entre vengeance, effets-miroir et perception aléatoire de la réalité, ceux-là même que l’on retrouvera à des degrés divers de The Prestige à la trilogie Batman, en passant par Inception. Entre-temps, le remake de Insomnia, du Norvégien Erik Skjoldbjaerg, a consacré, aux yeux de la Warner, le profil « bankable » de Nolan. Au moment de relancer la franchise Batman, sinistrée par Joel Schumacher, c’est donc vers lui que se tourne le studio.

Batman Begins, le « reboot », opère un salutaire retour aux fondamentaux, qu’il assortit d’une noirceur que même un Burton n’avait qu’esquissée. Le 11 septembre est passé par là, en effet, et le super-héros sans super-pouvoirs est un être que sa vocation de redresseur de torts voue à la solitude si pas au désespoir alors qu’il évolue dans un environnement délétère, quand il n’est pas laminé par la dualité de sa condition -idiot superficiel et suffisant aux yeux du monde, et justicier idéaliste derrière le masque de l’homme chauve-souris. Jouant à plein de cette dimension schizophrène, Nolan signe une £uvre d’une densité émotionnelle peu banale, non sans trouver en Gotham City un univers à la mesure de sa virtuosité.

Soit un coup d’essai en forme de coup de maître, pour un blockbuster aux allures de film d’auteur, et certifié tel par le contrôle qu’a su préserver le réalisateur sur ses productions -allant, par exemple, jusqu’à imposer de tourner plus de la moitié de The Dark Knight Rises en IMAX. Ce même réalisateur qui, en dépit du gigantisme de ses entreprises, continue par ailleurs à travailler « en famille ». Une notion à envisager au sens propre, puisque son épouse, Emma Thomas, est aussi sa productrice, là où son frère, Jonathan, est son partenaire d’écriture. Et au sens figuré, puisque non content de rester fidèle à ses acteurs (les Christian Bale, Michael Caine, ou autre Marion Cotillard et Joseph Gordon-Levitt, présents dans la saga et au-delà), il s’entoure des mêmes techniciens: le chef-opérateur Wally Pfister l’accompagne depuis Memento; le production designer Nathan Crowley depuis Insomnia; le monteur Lee Smith depuis Batman Begins, époque où le rejoint également le compositeur Hans Zimmer, pas étranger à la grandiloquence surchargeant parfois ses films.

Parfaite synchronie

Si la trilogie Batman reste à ce jour son grand £uvre, gagnant en complexité et en ampleur à chaque épisode, non sans donner au profil psychologique du super-héros des contours toujours plus tourmentés à mesure que les Joker et autre Bane le poussent dans ses ultimes retranchements, Nolan aura aussi réussi à se multiplier. Explorant la rivalité opposant deux magiciens dans l’Angleterre victorienne, The Prestige s’inscrit, en dépit des apparences, dans la continuité de l’£uvre. Le combat sans merci opposant Angier et Borden n’est pas sans évoquer la confrontation entre Bruce Wayne et ses doubles maléfiques successifs, là où le cadre victorien du film renvoie à celui, dickensien, des Narrows de Batman Begins, The Prestige instruisant par ailleurs ostensiblement une réflexion sur le médium cinéma sous-jacente dans le reste de l’£uvre. Quant à Inception, et son concept audacieux de rêve dans le rêve, on y verra la synthèse des ambitions narratives et esthétiques de l’auteur, maître-artificier -il suffit pour s’en convaincre de se souvenir du hold-up d’ouverture de The Dark Knight- déployant son art ludique dans un horizon mental.

C’est dire la richesse, mais aussi la cohérence de l’£uvre. Après avoir investi les méandres de la mémoire et l’univers des rêves, il était somme toute logique que Nolan plonge en plein cauchemar avec The Dark Knight Rises. En parfaite synchronie avec son époque… l

TEXTE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS

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