Noirceur

 » Un spectre hante l’université occidentale: le spectre de la Critical Race Theory . » Dès l’incipit de Noirceur, l’allusion au Manifeste du parti communiste pose le décor: il s’agit, pour Norman Ajari, jeune philosophe français enseignant aux États-Unis, de poser un geste historique. Ce geste est celui qui consiste à désigner un oubli: celui de l' » afropessimisme » -c’est-à-dire le constat, défendu par les principales figures du mouvement américain de la Théorie Critique de la Race, suivant lequel le problème du racisme ne peut être réglé avec les moyens d’un système raciste. Là où les combats antiracistes puis dé- ou post-coloniaux s’inscrivaient dans un horizon d’émancipation selon lequel les Noirs, un jour, pourraient bénéficier d’une place égale dans un monde qui ne l’est pas, les tenants de la TCR pensent que ce jour n’arrivera pas. Puisque toutes les coordonnées des systèmes politiques, économiques, mais aussi moraux et esthétiques gouvernant le fonctionnement des sociétés occidentales reposent sur un partage des tâches, des mérites et des chances qui font des Noirs des citoyens de seconde zone, aucun espoir n’est possible. Car quoi qu’il en soit des déclarations d’intention et des pétitions de principe, tant que lesdites coordonnées ne seront pas remises en cause de fond en comble, la domination blanche continuera à exercer son empire sur les corps et les âmes noirs. Le constat n’est pas joyeux -mais tel est son but: substituer à l’irénisme antiraciste toute la noirceur de la condition noire, afin de mieux comprendre les exigences des luttes qui lui sont attachées. D’où, pour Norman Ajari, la nécessité d’introduire, là où on refuse de les discuter (l’université francophone), les thèses de celles et ceux qui ont choisi d’embrasser ce pessimisme jusqu’au bout. La leçon est élégante, polémique et pleine de verve (parfois trop narcissique). Elle fera hocher la tête à ceux qui sont déjà convaincus -et irritera ceux qui le sont du contraire