No man’s lande

© UNIVERSITY OF WARWICK

Une ado tyrannisée par son père découvre la liberté lors d’un stage d’archéologie expérimentale. Un roman puissant sur la violence masculine.

Énigmatique et captivante, la scène d’ouverture qui raconte le sacrifice rituel d’une jeune fille quelque part dans des marais installe d’emblée une tension dont l’ombre va planer sur l’ensemble du récit, comme un mauvais présage. Sans transition ou explication, on plonge ensuite dans la tête d’une ado, Silvie, passant de drôles de vacances avec ses parents, un prof d’université et trois de ses étudiants, dans un coin perdu et sauvage du nord de l’Angleterre. Pendant deux semaines, ils vont vivre comme à l’âge du fer, adoptant le mode de vie des chasseurs-cueilleurs de l’époque, tuniques qui grattent et mocassins en peau sans semelle compris, loin du confort et des facilités de la vie moderne. Un stage d’archéologie expérimentale pour l’historien et ses disciples, un pèlerinage sacré pour Bill Hampton, chauffeur de bus dans le civil, nationaliste obtus, père et mari autoritaire, et amateur obsessionnel et tatillon de l’Histoire du peuple britannique. Le genre à dénigrer toutes les influences extérieures, des Celtes aux Romains, et à vouloir  » ses propres ancêtres, une lignée, quelque chose à revendiquer« .

Voyage dans le temps

Un purisme qu’il entend bien imposer pendant ce jeu de rôle. Que ce soit pour la nourriture -du gruau de seigle, des baies, du poisson séché et exceptionnellement du ragoût de lapin-, ou pour la répartition des tâches: aux hommes la chasse, la cueillette et les discussions au coin du feu, aux femmes la cuisine et le ménage. Sous couvert de reconstitution historique, Bill tente en réalité de renouer avec une répartition des genres « naturelle », c’est-à-dire conforme à sa vision patriarcale et archaïque du monde.

Intelligente et futée, Silvie n’est pas dupe, ironisant en pensées sur les contradictions et injustices de ce « modèle », mais se gardant bien de s’opposer frontalement à cet homme brutal et sanguin. Grâce à cette voie intime sensuelle, espiègle et lucide, qui trouve une forme d’apaisement et de consolation dans la nature, Sarah Moss rend palpable la peur de mal faire, de ne pas être à la hauteur des attentes insatiables de son bourreau. Cette peur qui étouffe le présent et rétrécit l’horizon, n’offrant à la jeune fille qu’une perspective: survivre jusqu’à sa majorité pour pouvoir s’enfuir de la prison familiale, et éviter de finir comme sa mère, fantôme soumis et dépourvu de désir.  » À quoi bon se plaindre, se défend cette dernière, on y peut rien, en faire tout un foin avancera à quoi, on ne va quand même pas se faire remarquer? »

No man's lande

Dès le début, l’atmosphère dans le campement, écrasé par la chaleur, est lourde. Peu habitué à ce qu’on conteste son autorité, Bill supporte mal la légèreté et la désinvolture des trois étudiants, citadins éduqués qui comptent bien faire quelques entorses, notamment alimentaires, au règlement. Au contact de Molly, la plus délurée du trio, Silvie découvre ainsi de nouvelles sensations qui ont la saveur inédite de la liberté. Ce qui n’est évidemment pas du goût de son père, prêt à tout pour préserver son emprise domestique. Plus le désir d’émancipation s’affirme, plus la menace grandit, matérialisée par la fascination soudaine des deux hommes -faisant fi au nom de l’union virile de leurs différences de milieu- pour les momies des tourbières, un obscur rite sacrificiel.

Au plus près de l’intime, Sarah Moss déploie un chant puissant qui oppose à la violence masculine la force du désir féminin. Une démonstration de fragilité aussi édifiante qu’hypnotique.

Dans la lande immobile

De Sarah Moss, éditions Actes Sud, traduit de l’anglais par Laure Manceau, 142 pages.

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