PUNK DANS L’ÂME, L’A MAZE. FESTIVAL HISSAIT LE GAMING AU RANG D’ART NUMÉRIQUE EN MULTIPLIANT PROJETS INTROSPECTIFS ET RENCONTRES INATTENDUES LE MOIS DERNIER À BERLIN. REPORTAGE EN COMPAGNIE DE THORSTEN S. WIEDEMAN, IMPROVISATEUR EN CHEF ET ROI DU DO IT YOURSELF.

Les deux poings fermés en direction de l’objectif, Thorsten S. Wiedeman ressemble à Robert Mitchum dans La Nuit du Chasseur. Le dandy longiligne de 43 ans détaille sans se faire prier la raison des trois tatouages qui marquent les phalanges de ses doigts. « Sur ma main droite, le F correspond à la naissance de Fréderic, mon fils. Le smiley et le palmier sur mon index et mon majeur à gauche, c’est pour l’A MAZE. Festival de Berlin et son extension à Johannesburg. » Ex-pourvoyeur de débats sur la culture numérique dans des clubs berlinois (au début des années 2000) et ancien animateur d’émissions Web dédiées au chiptune, Thorsten s’occupe désormais comme un père de ces deux rencontres majeures du jeu vidéo indépendant.

Le Bavarois capable de saluer -le plus naturellement du monde- dix personnes à la minute n’organise pas l’A MAZE. Il est l’A MAZE.Arborant un infatigable sourire, le desperado a ainsi choisi seul les 20 productions nominées cette année à cette rencontre organisée dans le giron de la très sérieuse et business Berlin Games Week. La larme à l’oeil, il y a quinze jours, il débranchait donc les écrans pixélisés et trash de son festival dédié aux arts interactifs, médias jouables et jeux indie. Soit trois jours d’expérimentations ludiques hallucinées, de conférences et de prestations musicales 8 Bits qui crépitaient dans le Friedrichshain-Kreuzberg, épicentre de la contre-culture berlinoise.

Des karatekas survoltés qui avancent en formation synchronisée dans une salle d’entraînement. Deux lieux de concerts qui accueillaient récemment le krautrock et le psyché de Camera et White Hills. Et un peu plus loin, un half-pipe géant sillonné par des skateurs suicidaires. Lieux de vie à peine croyable de l’A MAZE., l’Urban Spree et les hangars qui la jouxtent tranchent avec d’autres événements gaming indé similaires. Face à l’Independent Games Festival de San Francisco ou à l’IndieCade de Los Angeles, un esprit de festival rock colle à cette rencontre articulée autour d’un Biergarten. Scénographie en palettes, transats trash et micro-stand de couscous (adoubé par les touaregs de Tinariwen!). De Terry Cavanagh (VVVVVV) à Rami Ismael (Luftrausers), l’A MAZE. rassemblait la crème de l’indie, les doigts de pied en éventail. Rallonges hasardeuses, bandes adhésives et coupures de courant. La débrouille y règne en maître.

Lucid in the Sky With Diamonds

« On est venus de Hambourg, il restait à peine un demi-centimètre pour fermer le coffre et mettre tout le matériel. La Twingo a pas mal morflé, surtout qu’on était à trois dedans », souffle Nicolas Uthe, invité sur place pour son Lucid Trips, improbable installation dont l’arceau équipé de trois ventilateurs attire les curieux et les furieux. Pas de pilules. Mais plutôt un jeu de voltige aérienne en réalité virtuelle où une soufflerie évente le joueur qui bras tendus survole littéralement des paysages psychédéliques en ressentant (pour de vrai) la brise, selon sa vitesse de déplacement. « Je pratique le rêve lucide, j’arrive parfois à contrôler mes vols dans mes songes, je voulais partager cette expérience »,poursuit Uthe. Ironie du jeu qui utilise le Rift d’Oculus et les sticks à détection de mouvement du PS Move de Sony: « Lucid Trips s’est construit autour d’un quadricoptère dont on a démonté les hélices. Il ne volera plus jamais. »

Pensé comme un titre d’exploration et une aventure de geocaching digitale où le gamer crée un jeu de piste qu’il partagera ensuite sur le Web, Lucid Trips compte parmi les expériences ludiques barrées que l’A MAZE. affectionne. Oubliez les codes balisés de Call of Duty ou League of Legends. Le prix du public y a d’ailleurs été décerné à Line Wobbler, installation géniale sans écran de Robin Baumgarten qui ne se joue que via un monorail LED démarrant sa course au sol pour finir au plafond. Cousin éloigné d’Un Deux Trois Piano, le titre demande d’avancer son curseur en l’immobilisant parfois lorsqu’on croise un ennemi. Plus facile à dire qu’à faire vu que son joystick est monté sur un ressort ultrasensible.

« Tous ces créateurs sont réunis ici par l’amour du medium ludique. Ils veulent vraiment faire quelque chose car ils l’aiment, comme un peintre qui est fou amoureux de ses toiles et pinceaux », s’enthousiasme Thorsten. « J’ai grandi dans les années 80, il n’y avait pour ainsi dire pas d’industrie du jeu vidéo. Les gens que j’expose ici ont eux évolué dans les années 90 et 2000, une période radicalement différente où le business du gaming a explosé et engendré une contre-culture. »

Pas étonnant donc que les jeux porteurs de témoignages personnels se multipliaient à l’A MAZE. Curtain, grand vainqueur du festival, explore ainsi en mode first person shooter lo-fi l’enfer d’une relation abusive au sein d’un groupe punk. Autre claque, Vietnam Romance se profile lui comme un point & click et se penche sur le funeste conflit asiatique des années 60 à travers le regard de quatre collectionneurs d’objets de guerre. Ce projet dessiné à la main et socialement conscient résonnait comme un écho à deux autres chantiers auxquels Thorsten participait juste après son festival. Soit l’organisation de game jams et de cours de développement de jeux vidéo en Palestine, à Ramallah. Et bientôt dans des townships de Soweto en septembre prochain…

Monté par six étudiants du Kisd, école de design de Cologne, Outcasted poussait le curseur de l’émotion un peu plus loin dans le rouge. Le titre enfile ainsi le casque du Rift d’Oculus et demande au joueur de chasser la pièce en tendant la main à des passants. De vivre leur indifférence. « J’avais l’habitude de parler à des sans-abris à la gare du Heumarkt à Cologne. Notamment un gay qui, après avoir attrapé le sida, a vécu une descente aux enfers. La plupart des gens ont peur de ces précarisés mais ils sont comme tout le monde »,détaille Onat Hekimoglu, un des créateurs d’Outcasted.« Nous n’essayons pas de donner des leçons de morale comme un Ken Loach. Juste de montrer de manière immersive les effets de l’exclusion sociale, qui sont à mon sens bien plus graves que le manque de confort matériel. »

Plébiscitée par une poignée de réalisateurs lors du dernier Sundance, la réalité virtuelle d’Outcasted se dessine en fait à l’exact confluent du cinéma et du jeu vidéo. Raconter une histoire à 360 degrés sans le sacro-saint cadre de la caméra demande ainsi d’y injecter une part d’interactivité. Une mixité qui alimente le moteur de l’A MAZE. dont le line up se nourrit de profils qui ne viennent pas forcément de l’industrie du jeu vidéo. Des personnalités issues des arts numériques (parmi lesquelles le directeur créatif des Transmediales) étaient ainsi majoritaires au sein du jury de cette quatrième édition du festival. Mieux, The Brain – Open Lab réunissait des artistes français, polonais et berlinois issus d’horizons différents pour donner naissance à une installation bâtarde entre un flipper à platet un labyrinthe se pratiquant à plusieurs joueurs.

Financée par l’Institut Polonais de Berlin et l’Institut Français d’Allemagne, cette étonnante interprétation ludique d’un cerveau en plexiglas a entre autres été pensée par Titouan Millet, jeune développeur indé prometteur du nord de la France. Membre de Klondike, collectif indie de dix développeurs nés des couloirs de Supinfogames (école de jeu vidéo française), le créateur est définitivement fasciné par le cerveau puisqu’il exposait également Grab Your Eyes à l’A MAZE. Ne pas fermer les yeux devant une Tina Turner à la crinière déstabilisante. Lancer un clin d’oeil à Steve Jobs. Après un calibrage du regard via une caméra savante utilisant la technologie de l’Eye Tracking, le joueur exécute via une fausse télé une série de mini-jeux arcade inspirés de Wario Ware. On flotte quelque part entre les animations foutraques des Monty Python et la culture télé des années 80.

Video Game Killed the TV Star

« Le contexte télévisé n’est qu’un prétexte car l’idée était de parler de la pop culture et du star system en général, des années 80 jusqu’à aujourd’hui avec Miley Cirus. Du pouvoir d’attraction qu’ont les écrans sur nous en général »,avance Titouan Millet. « Il n’y a pas beaucoup de jeux basés sur l’Eye Tracking. Le truc étrange, c’est que ce projet a attiré la société derrière cette technologie. Elle m’a demandé si elle pouvait l’exposer sur l’app store de sa plateforme. » Un résultat inattendu dans un microcosme à géométrie très variable. Rami Ismail, star indé derrière Luftrausers, expliquait ainsi lors de sa conférence à l’A MAZE. que le milieu du jeu indé comprenait à peine ce qu’était un jeu vidéo et où il pouvait aller.

« On ne sait pas vraiment ce qui est en train d’arriver dans cette communauté »,confirme sourire en coin Thorsten. « Mais quand je vois un signe, je me jette dessus, sans réfléchir. J’avais promis 5000 euros de prix au gagnant de l’édition 2011 de l’A MAZE. Les tickets ne se sont pas très bien vendus et j’ai finalement dû emprunter 4000 euros à ma femme, je dois encore la rembourser. » Exception dans une culture germanique qui éprouve une aversion épidermique au risque, l’inénarrable organisateur devrait toutefois effacer son ardoise puisque l’A MAZE. a vu sa fréquentation doubler cette année. Soit 5000 visiteurs. Et un nouveau doigt tatoué?

TEXTE Michi-Hiro Tamaï, À Berlin

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