PRÉSUMÉ COUPABLE – POUR SON DERNIER ROMAN, PHILIP ROTH S’OFFRE UN BRAS DE FER AVEC DIEU, LE HASARD ET… LUI-MÊME. UNE SORTIE EN BEAUTÉ POUR CE GRAND MONSIEUR DES LETTRES US.

DE PHILIP ROTH, ÉDITIONS GALLIMARD, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR MARIE-CLAIRE PASQUIER, 225 PAGES.

L’histoire a fait le tour du monde: après avoir confié aux Inrocks son souhait d’en finir avec la fiction, Philip Roth a confirmé au New York Times qu’il n’écrirait plus de romans. Du coup, son dernier livre, Némésis, 31e d’une carrière au long cours entamée en 1959 et jalonnée de quelques chefs-d’oeuvre indélébiles comme Portnoy et son complexe, Pastorale américaine ou La tache, se lit avec une ferveur inhabituelle.

Nous sommes à Weequahic, quartier juif et pauvre de Newark, New Jersey, frappé en cet été 1944 par un triple fléau: la guerre qui s’éternise, une chaleur infernale et surtout une épidémie de polio apparue début juin et frappant tout particulièrement les enfants. Bucky Cantor, jeune professeur d’éducation physique, est en première ligne sur ce champ de bataille, lui qui dirige pendant les vacances le terrain de sport local. Il aurait préféré accompagner ses deux meilleurs amis en Europe pour combattre l’axe du Mal mais des problèmes de vue l’ont recalé. Malgré les risques, son sens moral lui dicte de rester auprès de ses ouailles. Courageux, prévenant, disponible, le jeune homme suscite l’admiration de tous. Jusqu’à ce que sa petite amie le supplie de venir la rejoindre plus au nord dans un camp de vacances épargné par la maladie.

Cédant à l’appel de la chair, il finira par quitter la zone sinistrée, non sans états d’âme, laissant derrière lui sa grand-mère et des victimes de plus en plus nombreuses du virus. Le contact avec la nature et de nouvelles responsabilités, rendues au fil de pages élégiaques sur les bienfaits de la vie au grand air, ses rites, vont anesthésier dans un premier temps son penchant à l’autoflagellation. Mais le soulagement ne sera que de courte durée, les démons de la culpabilité venant le ronger de plus belle quand le monde extérieur s’invitera dans cet Eden bucolique. Bucky ne s’en remettra jamais, ni physiquement ni mentalement.

Le doute est permis

Comme à son habitude, Roth fait revenir la fiction dans la poêle autobiographique. Il a grandi à Newark à la même époque. Et connaît donc bien l’ambiance étouffante qui régnait alors, entre misère et ostracisme des autres communautés de la ville à l’égard de ces Juifs toujours suspects. Au-delà de ces « emprunts » à sa propre bio, Roth convoque ici ses thèmes récurrents, à commencer par une haine de soi dont il a si souvent accablé ses doubles littéraires, de Nathan Zuckerman à Kepesh en passant par Portnoy. Avec l’élégance qui caractérise sa prose économe, le romancier explore les réactions en chaîne d’une âme trempée dans le bain acide du doute. Dieu, la morale… Toute l’argenterie philosophique passe au broyeur, laissant son alter ego seul avec son fardeau métaphysique.

Une descente aux enfers rendue encore plus suffocante par la tenaille dans laquelle se débat ce pauvre Bucky, qui avait visiblement fixé la barre éthique trop haut: aux tourments psychiques s’ajoute bientôt la déchéance physique, vécue comme une punition légitime pour avoir failli à ses devoirs. La brûlure du renoncement aux plaisirs sous toutes ses formes devient alors la seule solution acceptable pour cet être brisé. Moraliste jusqu’au bout de son chemin de croix extralucide, avec quelques ficelles un peu trop visibles sur le versant sulpicien de ce Némésis, Roth nous adresse un ultime sacrement littéraire. Comme la dernière pierre d’un panthéon dédié à la connaissance de soi. Donc des autres.

LAURENT RAPHAËL

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