Ne laissez pas bronzer les cadavres

Chaque semaine, un auteur de la Série Noire de Gallimard rend hommage à l’univers de Jean-Patrick Manchette avec une nouvelle originale illustrée par Alex W. Inker.

– Ne laissez pas bronzer les cadavres, dit Tarpon, c’est mauvais pour leur peau.

Le légiste poussa le chariot avec le macchabée dans la partie ombragée de l’Institut médico-légal. Il aimait « travailler » au soleil, près de la fenêtre. Ce con de détective, ancien gendarme responsable de la mort d’un manifestant, et rongé de remords, passait ses nerfs sur ce qu’il considérait comme « le petit personnel » qualifiant le légiste de « diplômé en charcuterie fine ».

Jean-Loup Grosdard n’aimait pas ce type. Il aurait pris plaisir à l’autopsier, certain qu’il trouverait une famille de cafards dans son estomac. Tarpon pon pon comme il le surnommait, portait sur le monde un regard désabusé et s’était maintes fois retrouvé mêlé à des affaires embrouillées.

Le cadavre de la jeune femme -Mélissa- avait été découvert dans un cercueil déposé devant le pas de sa porte. Pratique! La police en avait conclu à une mort naturelle vu que la dame ne présentait aucun signe de violence et n’avait pas été violée. Selon le commissaire Bastid, elle avait dû succomber à une crise cardiaque -son mari assurait qu’elle avait le coeur fragile- et la personne qui l’avait trouvée dans la rue, avait sans doute jugé sympa de la ramener chez elle dans un cercueil. Gentille attention.

Mélissa était une fille sans histoire, fidèle et bonne ménagère; ça sentait le thym et la lavande chez elle, en souvenir de ses vacances en Provence. Mais ne dit-on pas que la perfection cache les punaises? Nada, la soeur de Mélissa, restait persuadée qu’il s’agissait d’un meurtre. Un soir qu’elle était passée à l’improviste, elle avait surpris le mari idéal en train de pourlécher goulûment une blondasse aux gros nichons dans la cuisine. Ce con avait oublié de fermer les rideaux. La frangine s’était alors souvenue que Mélissa était partie pour deux jours à un stage de thérapie vibratoire qui consistait à soigner les gens par les sons des tambours, censés émettre des ondes guérisseuses.

Nada n’avait rien dit à sa soeur au sujet de ses cornes. Ayant un gros crédit sur le dos, elle avait eu la brillante idée de faire chanter le vilain mari, ce pété de tunes, qui n’eut d’autre choix que d’allonger la sauce. Coincé le pépère! Et pendant que sa légitime continuait à se purifier l’esprit au son du tambour, il retroussait les jupes de sa maîtresse. Acculé à lâcher les cordons de sa bourse pour fermer le clapet de sa belle-soeur, il avait fini par craquer et avouer à sa femme qu’il voulait divorcer. Mais Mélissa avait catégoriquement refusé, c’était sans appel, dans sa famille on ne divorçait pas, on souffrait en silence. Et elle redoubla ses stages au son du tambour.

Désireuse de se venger de son ingrat de beauf qui ne raquait plus, Nada alla trouver un détective privé.

– À la police, c’est des incapables et des fonctionnaires qui n’ont qu’une envie c’est de classer les dossiers et moins t’en fais, mieux c’est, avait-elle affirmé.

Tarpon avait été tenté de temporiser, mais si on veut garder ses clients, on ferme sa gueule et on déroule le tapis rouge. Affaire conclue, il avait recueilli les confidences de la frangine à propos de l’horrible mari dont elle avait bien sûr omis de préciser qu’elle le faisait chanter. Ce n’était qu’un détail. Mais si le légitime avait tué sa femme en lui fichant par exemple la trouille, provoquant une crise cardiaque, pourquoi l’aurait-il mise dans un cercueil sur le pas de porte de leur villa? Quelle mise en scène saugrenue! Ça n’avait aucun sens et Tarpon abandonna la piste du mari volage, ce qui ne plut pas du tout à Nada, qui claqua la porte au nez du détective.

Mais pris au jeu, Tarpon voulait résoudre cette énigme. Il s’était donc rendu à un stage de tambours chamaniques, (le même que celui fréquenté par Mélissa avant de passer l’arme à gauche)  » permettant un réalignement intérieur, une reconnexion subtile à notre être et à la terre mère » . Là, il s’était retrouvé assis en cercle avec des nanas qui mangeaient bio, pratiquaient le yoga et la respiration consciente, bref qui cherchaient tous les moyens d’oublier qu’elles ne baisaient pas. À part lui, il y avait un seul mâle perdu dans ce poulailler, Martin Terrier, un tueur à gages claustrophobe, désireux de prendre sa retraite et qui pensait pouvoir soigner ses penchants meurtriers par la thérapie du tambour.

« Tous ensemble, donnons-nous la main pour faire vibrer nos tambours intérieurs, célébrer la vie et ouvrir nos coeurs. » Putain, qu’est-ce que je fous là? J’ai juste envie d’une bonne bière!

Terrier finit par lui avouer que la thérapie c’était du pipeau et qu’il n’avait pu résister à l’envie de tuer Mélissa, la sachant cardiaque et arachnophobe, il lui avait roulé une pelle en introduisant une araignée dans sa bouche. Elle l’avait recrachée et poussé son dernier soupir en la voyant courir sur le tatami. Crime parfait! Et comme il l’aimait bien, il lui avait offert un beau cercueil. On n’est pas des bêtes…

Ne laissez pas bronzer les cadavres

Nadine Monfils

Née à Etterbeek en 1953, est écrivain et réalisatrice. Elle a publié plusieurs roman à La Série Noire. Dernier livre paru: Le Rêve d’un fou (Fleuve). En septembre paraîtra Le Souffleur de nuages, toujours aux éditions du Fleuve, suivi en mai 2021 par les deux premières enquêtes d’une série de « cosy mysteries » à La bête Noire, chez Robert Laffont.

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