DÉÇU PAR LES DÉRIVES COMMERCIALES DU CINÉMA, TSAI MING-LIANG DESTINE DÉSORMAIS SES CRÉATIONS MAJEURES… AUX MUSÉES.

Tsai Ming-liang vient à notre rencontre dans la douce lumière des Galeries du Roi et de la Reine, en cette étonnamment belle journée d’hiver saisi par un printemps précoce. Tiens, le titre d’un film d’Ozu, que Tsai aime d’une affection émue. Le temps ne semble pas avoir de prise sur le cinéaste taiwanais, âgé aujourd’hui de 56 ans mais que son visage de bonze serein, son indémodable et si simple élégance, ont très vite inscrit dans une manière d’intemporalité. L’auteur de La Rivière, The Hole, Et là-bas, quelle heure est-il?, Good Bye Dragon Inn et La Saveur de la pastèque est à Bruxelles pour une série de manifestations (rétrospective, exposition, installation et autres surprises) qui sont détaillées en pages « actu » de ce même numéro (lire page 8). Le cinéma des Galeries, tout proche, est le coeur du projet, mais c’est à quelques dizaines de mètres de là que Tsai nous rejoint. L’entretien se déroule dans le bâtiment des Galeries Saint-Hubert où eut lieu, en 1896, la première projection cinématographique à Bruxelles. Le cadre de ce qui était à l’époque le Cercle Artistique et Littéraire sied à merveille au partage des réflexions que nourrit un réalisateur ayant décidé que Les Chiens errants, primé au Festival de Venise en septembre dernier, serait son tout dernier film, son ultime long métrage, ses adieux à un système dont il se dit las…

« Cela fait plusieurs années que je suis fatigué, désabusé aussi, par le processus classique du long métrage: écriture, production, tournage, montage, distribution, promotion, sortie en salle, déclare-t-il de sa voix douce, au point de ne plus en saisir le sens. » Tsai Ming-liang pose un constat: « Le monde ne va pas dans une direction qui me plaît, il va vers le marché, et la loi du marché. L’économie dicte tout, et le public régresse, la culture étouffe, ne se développe plus. Face à cela, je ressens un immense besoin de transmission, vers les jeunes surtout, qui n’apprennent plus à regarder, pas à voir passivement mais à regarder vraiment, à pouvoir faire l’expérience de l’art. » Il hésite à employer le terme « éducation » car il lui semble un peu fort, mais il croit que « seuls les musées peuvent encore permettre cette prise de conscience de l’art, cet apprentissage du beau par les nouvelles générations. En Asie au moins. » Et de souligner le développement muséal à Taiwan, « un petit pays faisant face à l’énorme Chine et cherchant à briller par la culture, à en faire une arme économique« . Plus tard cette année, le plus important musée de Taipei confiera ses clés à Tsai, lui donnant carte blanche. « Des gens me demandent si je vais le transformer en cinéma, rit-il, alors que mon désir est plutôt de montrer des images, et non plus des films, des fictions classiques. » « Une seule image peut suffire à éveiller le regard!« , commente l’artiste, bouddhiste d’autant plus convaincu qu' »il ne s’agit pas d’une religion, mais d’une méthode de développement personnel« . Ses collaborations avec des créateurs d’arts plastiques entrant à son heure dans ce développement où souvent, observe-t-il avec humour, il est « le seul artiste vivant« . Comme voici deux ans quand un musée de Taiwan l’invita à « ajouter son regard filmé » à un ensemble d’oeuvres d’artistes des siècles passés.

La longue marche

Tsai a aussi renoué avec « l’art vivant, le spectacle en direct, que je n’avais plus pratiqué depuis longtemps, et c’est une invitation venue de Taiwan qui m’a fait retrouver cette forme particulière. J’ai donc donné cette performance durant laquelle, à un moment donné, Lee Kang-sheng (1) devait marcher, très lentement, d’un point à un autre, pendant une vingtaine de minutes. J’ai trouvé cela très beau. Et vu la nature fugace de la performance, j’ai eu envie de le filmer pour en garder une trace… Ensuite m’est venue l’idée de filmer Lee Kang-sheng en train de marcher dans différentes villes du monde. Le projet a ainsi pris sa propre existence, de manière organique. Il pourrait se développer pendant dix ans, se déplacer dans plein de villes, car toutes ont leur rythme propre… tandis que Lee Kang-sheng marcherait, lui, toujours au sien, très lent. » Et Tsai Ming-liang de confier qu’il verrait bien « cette oeuvre en progression, relevant de l’art visuel, être finalement exposée dans un musée« . Le financement pourra venir de sources diverses, muséales mais aussi par exemple de sponsors privés comme cet homme d’affaires qui lui a offert un budget sans même demander que son produit (un téléphone) apparaisse dans le « spot » qui n’en sera pas un! Ou comme ce site Web chinois qui a financé une « marche filmée » à Hong Kong en échange du droit de la diffuser en ligne… En deux ans, six courts métrages ont ainsi déjà été réalisés. Dont un financé par… un festival de cinéma, celui de Marseille! Alors Tsai Ming-liang s’en tiendra-t-il à sa décision de ne plus faire de long métrage destiné au circuit commercial? La sobriété du cinéaste exclut l’hypothèse d’une promesse d’alcoolique, mais la reconnaissance dont il bénéficie dans son pays avec Les Chiens errants, lui qui souffrait de se sentir ignoré, pourrait-elle faire vaciller la fermeté de son choix? L’abstinence a ses vertus, mais le désir a ses lois…

(1) L’ACTEUR FÉTICHE DE TSAI, SON ALTER EGO, SON JEAN-PIERRE LÉAUD À LUI, COMME AIME LE DIRE EN SOURIANT LE CINÉASTE ADMIRATEUR DE TRUFFAUT (PLUS PARTICULIÈREMENT DES QUATRE-CENTS COUPS).

RENCONTRE Louis Danvers, TRADUCTION DE L’ENTRETIEN Liyo Gong

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