Avec Le ruban blanc, Palme d’or à Cannes, le cinéaste autrichien traque les germes du nazisme en même temps que de toute forme de terrorisme. Rencontre avec un artiste au regard transperçant.
Cannes, à la veille de la cérémonie de clôture du festival 2009. Présenté 2 jours plus tôt, Le ruban blanc de Michael Haneke a fait très forte impression, et pour cause. La Croisette bruit des rumeurs de Palme d’or, que seul Un prophète de Jacques Audiard pourrait lui contester. Rencontrant les journalistes dans la quiétude d’un palace, le réalisateur autrichien semble imperméable à cette agitation – il laissera affleurer son émotion un peu plus tard, au moment de recevoir la distinction suprême des mains d’Isabelle Huppert.
S’il apparaît détendu sous sa mise traditionnellement austère, Michael Haneke n’en a pas moins le verbe tranchant, s’agissant d’évoquer la conception et les enjeux du Ruban blanc. Un film tout sauf anodin, il est vrai, passant au scalpel une petite communauté de l’Allemagne protestante à la veille de la Première Guerre mondiale, pour y traquer, sous un modèle sociétal rigoriste et une pédagogie répressive, les germes du nazisme, qui explosera à la face du monde une vingtaine d’années après. Et trouver, au-delà, une résonance toute contemporaine…
Pourquoi avoir voulu raconter cette histoire aujourd’hui?
Voilà dix ans que je voulais tourner ce film, sans arriver à obtenir un financement. C’est un film très onéreux, un drame en costumes avec beaucoup d’acteurs, et nécessitant un temps de tournage très long. Le budget était de 12 millions d’euros, un montant malaisé à réunir pour un projet ne s’annonçant pas particulièrement comme un blockbuster. J’ai pu le faire maintenant suite au succès de mes films précédents. Au cinéma, on n’a jamais que la valeur de son dernier film. Le succès de La Pianiste et Cachém’a permis de tourner Le Ruban blanc.
Votre film s’appuie-t-il sur des faits?
L’histoire et les personnages ont tous été inventés, mais beaucoup de détails s’appuient sur des faits. J’ai par exemple trouvé mention du ruban blanc dans un livre, ce n’est pas inventé. J’ai lu énormément sur cette époque, et en particulier sur les méthodes pédagogiques utilisées à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Comme souvent avec la littérature scientifique, ces ouvrages consistaient, d’une part, en une analyse des faits, et d’autre part, en une somme de témoignages et d’expériences personnelles. Un livre assez connu en Allemagne, The Black Chronicle, est une compilation des méthodes pédagogiques remontant jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Il s’agit de méthodes à destination des éducateurs, et c’est assez pervers.
Cette dimension « perverse », qui met en jeu la question de l’humiliation, est-elle propre à cette époque?
Ces méthodes ont l’air perverses à nos yeux, mais je ne suis pas sûr que nos méthodes éducatives ne le soient pas également. Je n’ai pas la moindre idée de ce que l’on pourra bien dire dans 100 ans de nos méthodes pédagogiques contemporaines…
Pourquoi avoir choisi de tourner ce film en noir et blanc?
Nous ne connaissons la période dépeinte dans le film qu’à travers des images en noir et blanc. Si j’avais tourné un film historique se déroulant au XVIIIe siècle, ou plus tôt, cela aurait été différent: nous connaissons ces époques à travers des peintures, bien souvent en couleurs, ou au départ de films, généralement tournés en couleurs également. Pour la fin du XIXe et le début du XXe, les images dont nous disposons, photographies ou films, sont en noir et blanc, et génèrent des attentes très précises. Tourner en noir et blanc me permettait d’entrer plus directement dans l’atmosphère que j’associe à cette période.
Par ailleurs, le noir et blanc produit un effet d’aliénation, de même que le recours à la voix d’un narrateur. Ces éléments induisent une distance qui nous permet de voir l’histoire sous un angle un peu abstrait, et de rompre avec la fausse illusion du naturalisme que l’on retrouve souvent au cinéma.
Votre film montre que le nazisme n’est pas uniquement un sous-produit de l’émergence de la classe moyenne…
Le nazisme a été engendré par la société dans son ensemble, même s’il est indiscutable que la classe moyenne avait un intérêt financier qui l’a conduite à soutenir le nazisme. Mon film essaye de dépeindre d’autres éléments qui sont entrés en ligne de compte, notamment le danger résultant du fait que des gens assimilent un principe, ou une idée, à une idéologie. Lorsque cette idéologie est érigée en moyen exclusif de salut et en principe absolu, cela conduit les gens à devenir inhumains, et les dépositaires de cette idéologie absolue à s’estimer les juges d’autrui. Je considère cette situation comme le début de toute forme de terrorisme, qu’il soit de gauche ou de droite, politique ou non. Ce point est cardinal à toute forme de terrorisme.
Vous considérez-vous comme un cinéaste politique?
Je ne me vois pas comme un cinéaste politique, même s’il est évident que j’ai une pensée et un questionnement politiques. Je n’essaye jamais d’influencer les gens politiquement à l’aide de mes films – c’est le lot des films de propagande, et cela ne m’intéresse pas. J’essaye par contre d’amener mon public à réfléchir aux questions qui m’intéressent, et ces questions ont souvent des répercussions ou des aspects politiques.
Vous êtes vous-même professeur…
J’enseigne à l’université, et je dois reconnaître être assez strict avec mes étudiants, parce que je ne vois pas d’intérêt à encourager des gens qui ne soient pas talentueux. Jeune, je voulais devenir musicien, jouant assez bien du piano. Mon beau-père, qui était compositeur et chef d’orchestre m’a fort heureusement dit assez tôt que je n’avais pas le talent suffisant…
Entretien Jean-François Pluijgers, à Cannes.
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