Massilia mafia

"Hier, je courais après le fric et, en gros, je cours toujours un peu derrière. Mais désormais, je cours surtout après le temps."

Oui, il est encore possible de pondre des albums rap qui ne soient pas qu’une suite de singles. La preuve avec SCH, et son album JVLIVS, polar hip-hop made in Marseille qui a marqué 2018. Explications avant son concert bruxellois.

Il fallait oser. Alors que le single reste la clé du succès à l’ère du streaming, le rappeur SCH sortait en octobre dernier ce qui est présenté comme un véritable concept-album: une sorte de polar à l’accent marseillais, façon French connection 2.0. Mieux: JVLIVS -c’est son titre- constitue le premier épisode d’une trilogie. Comme quoi, les tendances sont faites pour être contournées. En bourse, on parlerait même volontiers de correctif. Au « simple » empilage de tubes disparates, ils sont en effet de plus en plus nombreux à préférer aujourd’hui tisser des liens entre les morceaux, pour proposer une « histoire » plus large et complète. De son côté, SCH a carrément imaginé tout un scénario. Un thriller noir, dont l’aspect visuel est primordial: la sortie de l’album a été accompagnée d’un court métrage de 17 minutes, Absolu tome 1. Résultat: en France, JVLIVS a été consacré disque d’or en trois semaines.

Né dans la cité phocéenne en 1993, Julien Schwarzer, de son vrai nom, a des racines allemandes, du côté de son père  » mais à part les insultes, je n’entendais jamais d’allemand à la maison » . Il n’a jamais caché sa fascination pour les films policiers et les récits mafieux: sur A7, sa première mixtape officielle sortie en 2015, il rappait déjà un morceau intitulé Gomorra… Avec JVLIVS, il embrasse désormais totalement les codes du genre. Mais, paradoxalement, derrière la fiction revendiquée, le rappeur n’a peut-être jamais été aussi personnel. C’est d’ailleurs par ce volet-là que l’entretien démarre, du côté de la planète Marseille…

Massilia mafia

Comment décrirais-tu Aubagne, là où tu as grandi?

C’est le genre de petit centre-ville avec une dizaine de quartiers tout autour. Ce n’est pas la campagne: on n’est qu’à dix minutes de Marseille. Mais quand vous êtes jeune, ça vous paraît être le bout du monde. À l’époque, pour s’y rendre, il n’y avait qu’un bus, qui ne roulait pas le dimanche. Aujourd’hui, c’est un peu plus facile… En vrai, je n’étais pas mal à Aubagne. Mais c’était quand même un peu la zone. Il ne s’y passait jamais rien. Et quand il se passait quelque chose de notable, c’était rarement une bonne nouvelle pour les « collègues »… La vie de banlieue, quoi.

Quand la musique s’est-elle imposée? Quel était le plan B?

Je n’en avais pas! Quelque part, le rap m’a sauvé. Sans lui, j’aurais pu faire de plus amples conneries. J’ai travaillé un moment comme manutentionnaire. Je montais des palettes de fruits dans des camions qui faisaient la tournée de la grande distribution. Mais ce n’était pas fait pour moi. Je n’aurais pas pu m’y cantonner plus de trois ou quatre ans. Ce n’était pas concevable. Cela dit, même avec un travail mieux payé, ou moins laborieux, ça aurait été pareil. Mon seul but était de faire de la musique. Je bossais avant tout pour payer mes heures de studio et m’acheter de jolies paires de baskets.

Sur ta première mixtape, en 2015, tu rappais:  » Se lever pour 1200, c’est insultant » ( punchline reprise entre-temps sur les banderoles des manifs lycéennes, NDLR)

C’est ce que je ressentais quand je touchais ma paye le 5 du mois, et que le 15 je n’avais déjà plus rien. J’avais les mains « trouées », et toujours deux, trois factures à régler. Je me demandais comment j’allais faire quand j’aurais un appart, des enfants à charge, etc. Ça me semblait utopique. Payer des gens 1 200 euros pour se lever aux aurores, bosser comme des ânes, alors que d’autres, planqués dans des bureaux, n’en branlent pas une et sont payés quatre fois le salaire… Cette inégalité m’a toujours interpellé.

A fortiori, aujourd’hui, avec le mouvement des gilets jaunes?

C’est clair. Sauf que maintenant que je gagne ma vie avec le rap, je me retrouve un peu de l’autre côté. Même si on bosse dur, je suis lucide: on fait de la musique avant tout pour divertir, on ne va pas changer le monde. Parfois, je me dis que certains, qui apportent vraiment quelque chose de concret dans le quotidien des gens, mériteraient de gagner plus que nous: des médecins, des infirmières…

As-tu été tenté à un moment par un rap plus revendicatif?

À un moment, je me suis posé la question… Mais quand je vois le parcours de ceux qui se sont battus pour leurs idées, il faut bien avouer que ça s’est rarement bien terminé pour eux ( sourire). Moi, je veux déjà mettre ma famille à l’abri avant de crever pour mes idéaux ( rires) . En clair, pensons « febi » ( verlan de biff, argent, NDLR), pensons capitalisme! Puisque je reste quand même un produit de cette foutue société, celle qui cherche à te vendre quelque chose tous les 20 mètres ( rires) Je suis jeune, je me réserve le temps de changer, de grandir. Mais, aujourd’hui, pour être honnête, ce n’est pas ce que j’ai envie de donner musicalement. J’ai plus envie de choquer ou de marquer les esprits, de jouer sur le second degré.

Le fait d’avoir une certaine sécurité financière, d’afficher même un certain bling-bling, crée-t-il quand même parfois une forme de culpabilité par rapport à tes origines, que tu décris comme « prolétaires »?

Pas du tout. Je trouverais bien bête celui qui se sent coupable de réussir. Après, c’est la conscience de chacun. Hier, je courais après le fric et, en gros, je cours toujours un peu derrière. Mais désormais, je cours surtout après le temps. L’argent, on peut en perdre beaucoup, il y a toujours moyen de se « refaire ». Mais le temps, ça ne marche pas comme ça. La vraie valeur, c’est pourtant ça. C’est ce qui devrait régir nos vies.

Tu en perds beaucoup?

Ça dépend comment on l’envisage. J’aime vivre des moments simples, comme j’ai toujours fait. Passer la soirée devant une « alimentation » de quartier, avec les potes. C’est dans ce schéma que j’ai grandi. Et c’est ce qui me nourrit toujours autant. Bien plus que les business meetings, ou les rencontres dans la « haute » avec des gens éphémères.

Pour en venir à JVLIVS, comment est née l’idée d’une trilogie et d’un album-concept?

En gros, après Deo Favente ( son deuxième album, sorti en 2017, NDLR), je me suis retrouvé dans une situation un peu compliquée. Je changeais de label, j’étais en litige avec eux. Je ne savais pas si j’allais pouvoir ressortir un disque tout de suite. Au fil du temps, j’avais l’impression de voir la flamme s’éteindre petit à petit. En discutant avec Guilty ( son producteur attitré, NDLR), il m’a fait comprendre que je devais revenir aux bases, faire ce que je savais faire le mieux, c’est-à-dire rapper, comme quand j’avais 17 ans et qu’il n’y avait pas tout ce décorum autour. Dans la foulée, on s’est mis aussi à imaginer tout un concept, une histoire, qui me permettrait de me ré-ancrer dans mon environnement: Marseille, la Méditerranée, etc. Après deux, trois sons, on avait déjà tissé tout un fil narratif, qu’on voulait absolument mettre en image. Pour être honnête, les premiers moments n’ont pas été évidents. Je ne savais pas vers où j’allais, j’avais peur que ce soit mal reçu par les gens. Parce qu’un album-concept, ça fait bien une dizaine d’années qu’on n’en voit quasi plus. Mais justement, pour Guilty, c’est ce qu’il manque au rap actuel.

Massilia mafia

Est-ce que vous connaissez déjà la fin de l’histoire?

Oui, oui! Tout est dans ma tête, et dans celle de Guilty, et nulle part ailleurs. Je suis devenu super parano avec Internet, les mails, etc. Aujourd’hui c’est devenu trop compliqué de garder des idées pour soi. Je tiens à garder le contrôle…

À ce propos, tu commentes régulièrement tes propres textes sur Rap Genius, le site collaboratif d’exégèse rap. Par volonté de garder la main? De peur d’être mal compris?

Absolument. Je suis très attentif à ça. Une phrase qui est pleine de sens pour moi peut être vue comme complètement bateau par un auditeur lambda. Je n’ai pas envie que mes textes soient mal interprétés, je me prends assez la tête dessus.

D’autant qu’en plaçant l’histoire dans le milieu de la mafia, l’album véhicule pas mal d’images violentes, outrancières.

Le fait est que je suis arrivé dans le rap d’une manière assez… méditerranéenne ( sourire). Je préfère dire ça que « mafieux », qui fait un peu vieux jeu, qui ramène aux films d’avant, Tony « Scarface » Montana, etc. Aujourd’hui, on est dans autre chose. Quelque chose de criminogène et en même temps hyper raffiné. C’est une façon de s’habiller, de parler, une gestuelle. C’est un tout, une manière de vivre. C’est pour ça que certains, quand ils parlent de Marseille, disent que c’est un pays en soi! C’est vrai que vous avez l’impression de traverser une frontière invisible quand vous arrivez en ville. Vous n’êtes plus tout à fait en France. Il y a une ambiance particulière, tout ce truc italien, corse, nord-africain, super cosmopolite. Même le crime est une organisation différente. À Paris, par exemple, c’est le bordel, il n’y a plus de hiérarchie. Même si ça évolue aussi à Marseille, on reste encore attaché à des codes: si tu veux fumer quelqu’un, il faut encore aller demander la permission avant, etc. C’est un peu cet univers que j’essaie de mettre en scène. Pour l’instant, c’est ce qui m’inspire.

Mettre en scène la violence, qui est monnaie courante au cinéma, passe plus difficilement en musique, a fortiori dans le rap. Ressens-tu encore le besoin de l’expliquer, de te justifier?

Non. On a quand même pas mal avancé sur ce sujet ces dernières années. Sauf peut-être auprès d’une certaine élite qui continue de penser que le rap est une musique de voyous, réservée aux Noirs et aux Arabes. Pour être clair, ce que je propose, c’est une forme de divertissement. Rien de plus. Ado, j’ai « saigné » GTA San Andreas. J’y braquais des banques, je tirais sur des flics, etc. Ce n’est pas pour ça qu’une fois dehors, j’ai enchaîné les conneries. Pour être clair, je n’ai buté aucun juge ( rires). Ce que j’aime, c’est raconter des histoires. Celles que j’ai entendues, vues, lues, ou regardées dans des films.

En même temps, JVLIVS est aussi présenté comme ton album le plus personnel ( évoquant notamment le décès de son père, l’an dernier, NDLR)…

En effet. C’était le défi: se livrer davantage. La fiction permet précisément ça. Elle crée un voile protecteur. Je ne me mets pas complètement à nu, en disant  » c’est moi Julien, le pauvre garçon » , etc. Je mélange mon expérience à la fiction, ce qui sublime la chose. Au final, quand j’entends certains sons, j’ai l’impression d’entendre ma vie, tout en proposant une histoire. C’est un délire.

SCH, JVLIVS, distribué par Warner.

7

En concert le 15/02, à l’Ancienne Belgique, Bruxelles.

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