ROAD-MOVIE, EXPO ÉVÉNEMENT À PARIS, PARUTION DE DEUX INÉDITS: JACK KEROUAC, FOUDROYÉ PAR UNE CIRRHOSE IL Y A PLUS DE 40 ANS, CONTINUE À BALANCER À DISTANCE LES PULSATIONS D’UNE DES PLUS CÉLÈBRES DES GÉNÉRATIONS, LA SIENNE.

Kerouac disait de lui qu’il ressemblait à une route. Ses ratés, ses accélérations, ses pannes, ses promesses. 36,5 mètres de long. Un seul paragraphe de 370 pages, sans marge et sans chapitres. 6 000 mots par jour, 12 000 le premier jour et 15 000 le dernier, tapés « à toute berzingue » en 20 jours du mois d’avril 1951. Le Musée des Lettres et Manuscrits de Paris a fait main basse sur un rouleau de papier de prix, en quelque sorte graal de la légende qui témoigne de l’urgence, de la sueur, d’une vie sur la route. En d’autres mots le manifeste de la Beat Generation. Après la parution événement en 2010 chez Gallimard du rouleau original de Sur la route enfin « publié dans toute sa folie » comme le voulait Kerouac -entendez dépoussiéré des raccourcis, censures et toilettages éditoriaux abusifs qu’il avait dû subir pour sa publication en 1957-, voilà donc la bête exposée pour la première fois en France. L’occasion de toucher des yeux la légende. Une légende à vrai dire sans cesse réajustée à la réalité au fur et à mesure que le temps passe, et que Kerouac semble délivrer au compte-gouttes ses inédits de l’oubli et de leurs cachettes. Rien que ce mois -un mois définitivement très Kerouac, au vu de la sortie du film de Walter Salles-, Gallimard aura sorti de presse deux inédits de Jack, deux autres genres de manifestes « Beat ». Le premier, Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines, est fascinant. Kerouac l’a écrit en 1944, et personne ne l’avait jamais vu avant 2008. Ce qui est son tout premier roman était depuis longtemps devenu une légende, un manuscrit depuis toujours  » caché sous le parquet » aux dires de son auteur, d’abord unanimement refusé par les éditeurs et ensuite, une fois Kerouac devenu célèbre et ledit roman largement convoité, scellé par une promesse aux protagonistes encore vivants de ne pas le publier avant leur mort.

Lost generation

C’est que le roman fait le récit d’un fait divers assez troublant qui eut lieu sur le campus de Columbia, à New York. Kerouac a alors 22 ans, il vient de laisser tomber la fac. Autour de lui grouille déjà tout un tas d’amis sans le sou et de poètes à la manque, ainsi qu’un certain William Burroughs. Dans leur cercle: Carr, un jeune homme à la beauté insolente, et Kammerer, la quarantaine, amoureux de Carr jusqu’à l’obsession. Le premier finira par tuer l’autre avec un petit couteau. Entendus dans le cadre de l’enquête, Kerouac et Burroughs seront arrêtés pour n’avoir pas dénoncé leur ami passé aux aveux. Ils décident alors d’en faire un roman à quatre mains. Un drôle de drame cruel et cynique reposant sur un principe ludique: chacun, empruntant le nom d’un narrateur fictif -Kerouac écrit les chapitres de Mike Ryko, Burroughs ceux de Will Dennison-, raconte sa vision à peine romancée des événements. Durant l’hiver 44-45, l’affaire les occupe tout entiers. Kerouac écrit à sa s£ur:  » En soi -si on le tient pour un portrait de la frange « paumée » de notre génération, sans complaisance, honnête et d’une vérité sensationnelle c’est un bon livre; reste à savoir s’il y a déjà une demande pour ce type de littérature, tandis qu’après la guerre on va assister à une épidémie de romans sur la « génération paumée », et à cet égard, la nôtre est imbattable. » Car c’est bien l’expression de sa génération perdue qui occupe Kerouac, d’avantage que le tragique d’un fait divers intervenant seulement dans les dernières pages du livre: on peut d’ailleurs y voir une forme de matrice de l’£uvre à suivre. Déjà, sa phrase cherche le départ, l’action, la fuite. Déjà, ses antihéros ne tiennent plus en place, qui ne parviennent à s’extraire de la vertigineuse solitude de la ville que par le mouvement, et qui promènent leur dés£uvrement le long d’après-midi vides. Déjà, Kerouac-Ryko s’y montre envoûté par le tempérament de son ami devenu meurtrier, par ce violent passage à l’acte que lui persiste à approcher en mots d’écrivain tâtonnant. Une fascination qui annonce les contours de celle qu’il nourrira à l’égard d’un certain Neal Cassady. Bientôt, sur la route.

Littérature de l’instant

On lira aussi Beat Generation (1957), pièce de théâtre retrouvée récemment dans un entrepôt du New Jersey. En trois actes, la pièce, jamais montée, suit la journée de quelques cheminots et quasi-clochards qui rigolent, parlent, planent. Parient sur des courses de chevaux et causent d’accomplir leur karma entre deux bières et autant d’allers-retours aux toilettes. Ou, entre philosophie bouddhiste et catholique, font de la musique avec des patates douces et des casseroles. La pièce n’a ni réel sujet ni véritable attrait, mais on y sent la nouvelle technique littéraire de Kerouac à l’£uvre, cette défense fiévreuse d’une littérature libre: ce qu’on appellera « littérature de l’instant ». Les paroles ricochent, s’interrompent, s’entrechoquent dans une prose « bop » toute en pulsations et poésie jazzy.  » Mon idée, disait-il, c’est de remettre à plat le théâtre et le cinéma américains, de leur rendre leur élan spontané, de les libérer des contraintes de la « situation » pour laisser les gens délirer sur scène ou à l’écran comme ils le font dans la vie. Et ma pièce en témoigne: pas d’intrigue, en somme, des gens, tels qu’ils sont. Tout ce que j’écris, je l’écris dans l’esprit d’un ange qui reviendrait sur la terre et qui la verrait avec tristesse, telle qu’en elle-même. » Allen Ginsberg, en la mémoire de qui s’ouvrait Sur la route, ne disait-il pas des écrivains Beat qu’ils étaient ces  » hipsters à tête d’ange »? l

SUR LA ROUTE DE JACK KEROUAC: L’ÉPOPÉE, DE L’ÉCRIT À L’ÉCRAN AU MUSÉE DES LETTRES ET MANUSCRITS, 222 BD SAINT-GERMAIN À PARIS JUSQU’AU 19/08.

ET LES HIPPOPOTAMES ONT BOUILLI VIFS DANS LEURS PISCINES DE JACK KEROUAC ET WILLIAM BURROUGHS, ÉDITIONS GALLIMARD, TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR JOSÉE KAMOUN.

BEAT GENERATION DE JACK KEROUAC, ÉDITIONS GALLIMARD.

TEXTE YSALINE PARISIS

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