SUR BEAUTIFUL AFRICA, ROKIA TRAORÉ CHANTE UN CONTINENT BLESSÉ PAR LA COLONISATION ET LA GUERRE, COMME CELLE QUI RAVAGE ENCORE LE NORD DE SON PAYS.

Le portable de Rokia sonne, elle s’en excuse et prend l’appel. La voix est amicale dans la langue bambara qui ressemble à du latin passé au micro-ondes tropical: une fois close la courte conversation, la chanteuse malienne de 39 ans a de l’acier dans les yeux: « C’était mon assistante, elle me dit que les problèmes de visa de mes musiciens ne sont toujours pas réglés, cela cale du côté de la France pour avoir les permis Schengen. Ils rechignent à accorder des séjours longs alors qu’on a généralement des permis valables un an. C’est hallucinant: cela fait quinze ans que je tourne avec des Maliens en Europe, aux Etats-Unis, partout, jamais un seul n’a fait défection. Jamais. Et maintenant, on se retrouve face à des absurdités comme de devoir aller en Algérie parce que l’ambassade polonaise du Mali se trouve là-bas… ». Illustration malvenue de Beautiful Africa, album qui cerne la libre circulation des âmes et les autres enjeux noueux, aux frontières paranos des relations Nord-Sud. Le disque était déjà en écriture avant avril 2012, date des premières offensives victorieuses des rebellesdu nord Mali. Après quasi une décennie d’allers-retours à l’étranger, Rokia Traoré, est revenue s’installer -il y a quatre ans- à Bamako, capitale d’un énorme pays sablonneux, grand comme deux France et demie. La vie Traoré est déjà une longue litanie de voyages puisque dans sa jeunesse, elle suit l’itinéraire du paternel ambassadeur, en fonction à Paris, Alger, Riyad ou Bruxelles. « J’avais besoin d’un endroit pour moi et mon fils de six ans, de retrouver les mêmes voisins, d’être ancrée dans mon territoire et au coeur de cette belle énergie qui donne envie de construire et de faire avancer le pays. Mais la guerre a largement détruit cet élan, stoppant net la culture et l’éducation. Mes deux soeurs ont perdu leur travail. Des amis, des cousins, se battent dans l’armée, ont été blessés et sont marqués à vie. A la Fondation Passerelle que j’ai mise sur pied, ne cessent de défiler des musiciens, pas seulement ceux du nord dont les instruments ont le plus souvent été détruits par les islamistes mais aussi les autres, parce que l’économie déjà fragile du disque et du spectacle est à terre. » Quand la guerre a commencé, Rokia devait accueillir des artistes anglais pour répéter une célébration du Barbican Center londonien en l’honneur des JO. Bamako devenue peu fréquentable, le projet trouve refuge en France, mais à une échelle nettement réduite. Sentiment d’impuissance et d’humiliation. Dommage collatéral comme dirait l’autre.

Rokia raconte des histoires de guerre, elles sont terribles: « Il y a cette mère du nord du pays témoignant du viol devant elle de ses deux filles de neuf et douze ans, l’une d’entre elles est morte sur le coup, devant elle, impuissante. Quelles actions peuvent justifier cela? Avant l’arrivée de la culture arabo-musulmane, nous avions la possibilité de nous épanouir dans de grands royaumes, des empires, sans nous entretuer. Pendant que l’on nourrit la polémique en Occident, qui souffre si ce n’est nous? » On a rencontré Rokia deux fois précédemment, bercé par ses ballades en bambara, filtre vers un ailleurs de compassion et de beauté. Femme gracile et mesurée en interview. Là, en cette fin mars glaciale, la conversation, où pointe la colère, revient sans cesse sur la politique, ancienne et nouvelle. « Je suis croyante: je crois en la vie. Le paradis, je veux bien mais ce que je vois ici, sur Terre, me suffit déjà. Les religions sont fatigantes parce qu’elles sont instrumentalisées pour nous opposer, pour nous déséquilibrer. » Rokia évoque encore son pays, les abus politiques de toutes sortes laissant place libre aux leaders religieux, et ce constat amer: « Bizarrement, sans cette guerre au nord, le Mali serait devenu tout doucement islamiste. Aujourd’hui, il faut que tout le monde soutienne le président Dioncounda Traoré – aucun lien de parenté avec moi- que l’on respecte sa fonction et que l’on sorte de cette presse malienne dans un état déplorable, poussée par le sensationnalisme. » On se souvient d’un club à ciel ouvert à Bamako où la kora de Toumani Diabaté tutoyait l’étuve de printemps, qu’est-il devenu? « Un marabout l’a acheté et transformé en lieu de prière. »

Shakespeare et Aretha

Il y a deux ans, Rokia est sur la scène du KVS bruxellois dans Desdemone. L’histoire d’une beauté vénitienne du début XVIIe qui séduit Othello, son aîné, le couple sulfureux glissant alors dans un polar sanglant. La pièce -fameuse- de Shakespeare est réécrite, détournée et imaginée sous un jour novateur par l’écrivaine Toni Morrison et mise en scène par le ludrion Peter Sellars. Tous deux américains et célèbres. Rokia joue et chante, signant la musique créée pour l’occasion. Des dates prestigieuses au Théâtre parisien des Amandiers ou au Lincoln Center new-yorkais, honorent cette audacieuse relecture shakespearienne. Parallèlement, Rokia tourne régulièrement ses albums -cinq avec le nouveau-aux Etats-Unis comme en Grande-Bretagne. Désormais signée par le prestigieux label Nonesuch qui jusqu’ici, se contentait de la distribuer. « J’aime développer ma musique sur le marché américain bien sûr, mais aller m’installer là-bas, n’est pas dans mon programme: c’est trop loin de Bamako (sourire). C’est vrai que nombre de mes influences, les disques que mon père également musicien écoutait, viennent d’Amérique: Otis Redding, Miles Davis, Ella Fitzgerald, Aretha Franklin, Billie Holiday. Et c’est tout aussi vrai que les Anglo-Saxons sont plus souples pour faire tourner les musiciens, contrairement à l’Europe, complètement incohérente dans l’attribution de ses visas. Alors qu’elle devrait avoir une responsabilité vis-à-vis de ses anciennes colonies. Ce paradoxe s’est d’ailleurs renforcé avec les cinq ans de pouvoir de la droite en France, pays qui reste pourtant le marché le plus important pour les musiques du monde. «  Rokia se souvient qu’à Bamako, existait le Foyer des métis, là où les queutards français se débarrassaient sans grand ménagement de leur progéniture plus ou moins légitime: « L’église prenait alors en charge les rejetés de la colonisation. Faut imaginer cela et le reste, durant un siècle! Dans quel état d’esprit cela a plongé les Africains, comment cela les a complexés. Alors ce n’est pas en 50 ou 60 ans d’indépendance que tout peut être réparé.  » Parole de musicienne.

RENCONTRE PHILIPPE CORNET

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