Il y a différentes étapes dans la fabrication d’un film. Moi, la partie que j’aime le plus, c’est avant le film. Au tout début. Quand les idées viennent. Le moment où je peux rêver au film. Je l’imagine dans toute son étrangeté, j’explore son alchimie, ce qu’il m’évoque, les paradoxes qui me surprennent en lui. Toutes ces idées n’ont pas grand-chose à voir avec la raison. C’est plutôt une affaire d’intuition. De collages d’idées et d’impressions. De thématiques qui s’accordent ou se désaccordent.

Faire un film est un travail de longue haleine. C’est toujours un énorme risque. On ne sait pas si ça va marcher. Quand on réalise un film, c’est comme si on s’engageait sur un pont très étroit, avec un précipice à gauche et à droite. Il faut avancer.

Quelques semaines avant que l’équipe du film débarque, quand je me retrouve seul, des mois et des mois après ces premières impressions, très fortes, dont je parlais juste avant, un peu comme un comédien, j’ai le trac. Une angoisse surgit, à la hauteur du désir que j’ai de faire le film. Et si je tombais ? A droite ? A gauche ? Un film, c’est très facile à rater. C’est tellement une question d’alchimie, de dérapages contrôlés pris dans des virages de plus en plus serrés.

Alors, quand le trac survient, je n’ai qu’une chose à faire pour me calmer. Je me mets à ma table de travail. Et je commence à dessiner le film. Chaque scène. Ce n’est pas un story board. Je n’aime pas les story board. Je n’ai pas envie de fixer les choses. Je veux encore pouvoir me permettre et permettre à l’équipe et aux acteurs d’inventer, de chercher sur le plateau.

Je suis seul chez moi et je dessine. Je me branche sur mon cerveau droit, et je me plonge dans chaque scène. Je me mets à la place de chacun des personnages. J’essaie d’imaginer comment je filmerais la scène. Ce qu’elle dégage comme émotion. Ce qu’elle provoquera chez le spectateur. C’est une autre manière que de travailler avec les mots. Pendant que je dessine, la conscience du temps se dilate et je commence à toucher la matière même du film.

Après vient le tournage et c’est le deuxième moment qui me plaît le plus (avant le troisième qui est le montage). Et là, j’oublie mes dessins. Je me reconnecte à ce qui se passe devant moi, les acteurs, les énergies qu’ils dégagent, la façon dont ils cherchent chaque scène. J’ai de nouveau cette impression d’avancer sur le pont très étroit, chaque jour, mais cette fois-ci, contrairement aux dessins, je ne suis plus seul à ma table de travail. Je suis entouré de toute une bande de fous, passionnés et obsédés, comme moi, par le film. Et là, comme une équipe de jazz, on improvise, avec nos particularités. On prend des risques ensemble. On avance en faisant bien attention de ne laisser tomber personne ni à droite ni à gaucheà

Et maintenant, voici la dernière étape, la sortie. Chacun des spectateurs va appréhender Tango Libre à sa manière, avec sa particularité, ses intuitions, ses émotions. Parfois, je croise quelqu’un qui me parle du film que je viens de faire, et il arrive qu’il utilise les mêmes mots que les bribes d’intuitions que j’avais en rêvant au tout début du travail, mais que je n’osais dire à personne. Alors, je sais que, pour cette personne là au moins, quelque chose de ce que je voulais faire, que je désirais profondément, est passé.

TEXTE FRÉDÉRIC FONTEYNE

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content