Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

JUSQUE FIN JUIN, LA COMPAGNIE DE THÉÂTRE ABATTOIR FERMÉ MET EN SCÈNE LE FAMEUX « TAEDIUM VITAE » DES ESTHÈTES DE LA FIN DU XIXE. UN PARCOURS ULTRASEXUEL.

Décadence divine

CHÂTEAU DE GAASBEEK, 40 KASTEELSTRAAT, À 1750 GAASBEEK. JUSQU’AU 26/06.

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C’est une bien étrange expérience que propose le Château de Gaasbeek. De celles qui changent un homme. On y entre léger, charmé par la nature environnante et le coeur pur comme l’onde fraîche. On en ressort troublé, pris de vertige. Pire, le joli décor de verdure qui jouxte le château semble désormais en toc. Les visiteurs que l’on croise? Des fourbes qui ont l’air suspect. Bref, l’impression dominante est celle d’avoir été faire un tour avec Jean des Esseintes, l’anti-héros d’A rebours de Joris-Karl Huysmans, de l’autre côté de l’existence. Qu’a-t-il bien pu se passer entre le moment où l’on a acheté naïvement son billet et celui où l’on a fermé la porte derrière soi? On a suivi le fil d’un sinueux parcours à travers un lieu, des oeuvres et des siècles. Le tout a agi en nous comme une sorte d’accélérateur de particules qui laisse l’âme à la fois « exaspérée et lasse », selon les mots de Paul Bourget. A tous ceux qui craignent l’opportunisme des patrimoines historiques en mal de fréquentation, on dira: ne ratez pas cette exposition. Elle est d’une rare qualité, tant dans son contenu -des artistes du XIXe pour illustrer la décadence « historique » et des contemporains pour prendre le pouls de la déliquescence actuelle- que dans sa forme. Une forme qui lui a d’ailleurs été conférée par la compagnie de théâtre malinoise Abattoir Fermé. On doit la mise en scène à son directeur artistique Stef Lernous, qui a multiplié les hameçons: comédiens inquiétants, fenêtres occultées avec du papier journal -rien de pire que le jour quand on veut goûter aux paradis artificiels-, décors accessoirisés et appâts olfactifs.

Paon dans les dents

Tout commence avec un paon. Dès les premiers pas dans la cour du château, le visiteur est accueilli par l’un de ces volatiles dont les plumes et les couleurs chatoyantes n’ont manifestement pas été taillées pour l’existence. La suite du parcours est un labyrinthe déroutant. Armé d’un plan, on passe d’une salle à l’autre, d’un émerveillement à l’autre devrait-on dire. Le propos est varié. Il est ponctué de temps forts esthétiques -une nature on ne peut plus morte de Joel-Peter Witkin, un « ladyboy » de Jan Van Imschoot, un ravissement signé Van Dongen et nommé L’Ecuyère, une Pietà de Thomas Devaux…- et de travaux moins puissants mais qui ont le mérite d’illustrer parfaitement le propos -les photographies hypertrophiées de Rancinan ou le porno chic de Marc Lagrange. Au détour d’un couloir, des bouteilles de champagne vides traînent, des flacons de sang jouxtent une baignoire, un oiseau mort pourrit sur une table qui attend manifestement des convives, des collages agencés dans des vitrines en forme de peep-show invitent au voyeurisme, des extraits de films tournent en boucle (Cabaret, Eyes Wide Shut, un défilé Dior signé John Galliano…). Plus loin, dans la « Ridderzaal », une toile de Terry Rodgers, The False Masquerade, plante cette atmosphère très « à bouche que veux-tu? » dont l’Américain a le secret. Aux quatre coins du château, les corps nus et les organes impudiques diffusent un courant érotique continu. Il culmine lorsqu’au bout d’un couloir, une indication volontairement erronée fait croire au visiteur qu’il est perdu et qu’il pourrait encore tourner longtemps dans ces oubliettes indécentes. Pascal Quignard a raison: le sexe et l’effroi sont indissociablement liés.

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MICHEL VERLINDEN

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