ISOBEL CAMPBELL, SHARON VAN ETTEN ET AUTRE DIANE CLUCK METTENT EN MUSIQUE DES TEXTES INÉDITS DE KAREN DALTON, FOLKEUSE MYTHIQUE AU DESTIN TRAGIQUE. PORTRAIT D’UNE LÉGENDE DÉCÉDÉE DANS L’ANONYMAT.

« Elle a la voix d’une Billie Holiday et joue de la guitare comme Jimmy Reed », écrit à son sujet Bob Dylan dans ses Mémoires, lui qui la côtoya jadis dans un Greenwich Village dont elle fut quelques temps la muse. Née à Enid, dans l’Oklahoma, le 19 juillet 1937, Karen J. Cariker a le genre de vie bousculée et tourmentée dont on fait les légendes. Quand elle se marie dans les années 60 au guitariste Richard Tucker qui la découvre dans le Village, au Flamenco (un club qui appartiendra plus tard à un musicien fan d’arts martiaux qui casse des briques avec ses mains entre deux morceaux et où le futur Monkee Peter Torke fait alors la plonge), Karen a déjà deux enfants de deux mariages différents. Un gamin dont elle a accouché à quinze ans et une fille qu’elle a eue à 17 et kidnappée à 19…

A l’époque, la jeune femme aux origines irlandaises et vaguement cherokee, qui habite un appartement deux étages au-dessus du Bleecker Street Cinema, arpente avec sa Gibson rouge à douze cordes et son banjo les Coffee Houses et les bars d’un quartier où traînent les encore inconnus Bob Dylan, Richie Havens et Tim Hardin. La musicienne a des choses à raconter. Elle a déjà vécu mille vies mais Karen Dalton n’écrit pas les morceaux qu’elle chante. Elle magnifie déjà de sa voix cassée et sans âge les textes des autres.

Composé d’airs traditionnels et de reprises, son répertoire ne retient pas l’attention des maisons de disques. Sans ambition carriériste, elle passe une bonne partie de son temps avec Tucker dans une cabane du Colorado sans eau courante ni adresse postale. Jouant dans la cuisine, jammant au bord d’un feu de bois…

Claustrophobe, effrayée par les studios et méfiante, Dalton n’enregistre son premier album qu’en 1969. Selon la légende, elle se fait piéger par son ami Fred Neil qui l’invite à assister à l’une de ses séances, puis lui fait croire qu’il s’agit juste d’une répétition et qu’aucune bande ne tourne. Sur le splendide « It’s So Hard To Tell Who’s Going To Love You Best », Dalton revisite deux de ses chansons (Little Bit of Rain, Blues on the Ceiling) mais aussi Lead Belly, Eddie Floyd, Tim Hardin… Capitol a beau la présenter comme la réponse folk à Billie Holiday, le disque, qui sonne désuet en pleine célébration hippie, se vend mal et tombe rapidement dans l’oubli. Comme In My Own Time, mis en boîte à Woodstock deux ans plus tard avec le guitariste de Dylan Harvey Brooks. La suite, on en connaît bien peu de choses, si ce n’est que Karen, imprévisible, indomptable, instable, sombre et se détruit dans l’alcool et la drogue. Puis décède le 19 mars 1993. Sida? Cancer de la gorge? Hôpital woodstockien ou pavé new-yorkais? L’histoire hésite…

Remembering Mountains…

Il suffit de voir la cadence à laquelle son nom apparaît dans les critiques de disques champêtres et boisés… Chanteuse « blues » préférée de Nick Cave, Karen Dalton qui selon le leader des Holy Modal Rounders « aurait fait passer Janis Joplin pour Betty Boop » a marqué de son empreinte indélébile plusieurs générations de folkeuses. Sans elle, Chan Marshall serait-elle devenue Cat Power? Les soeurs Casady auraient-elles formé CocoRosie? Alela Diane et Joanna Newsom n’auraient en tout cas pas sonné de la même manière…

Il y a donc une vraie logique à entendre des mots de la défunte pour une première fois mis en chansons par des folkeuses aussi talentueuses que Josephine Foster, Larkin Grimm, Tara Jane O’Neil, Diane Cluck, Isobel Campbell, Julia Holter (le hanté My Love My Love) ou Marissa Nadler. La compilation Remembering Mountains à laquelle participent aussi Sharon Van Etten et Lucinda Williams doit son existence au guitariste Peter Walker, vieil ami de Dalton qui remit dans les mains du label Tompkins Square des poèmes, dessins et paroles manuscrites de la regrettée. Mais aussi des papiers aux allures de journal intime et d’agenda contenant également numéros de téléphone, dates de concerts et de rendez-vous…

« Josh Rosenthal m’a envoyé un document dactylographié avec une trentaine de chansons et de poèmes, explique Diane Cluck, de passage à l’Ancienne Belgique. Certains étaient accompagnés d’accords mais la plupart pas. Plusieurs textes étaient d’ailleurs restés inachevés. J’ai choisi un morceau dont j’avais toutes les paroles mais pour lequel je n’avais aucune indication musicale. « Typewriter smashed upon a rock »… La première phrase de This Is Our Love m’a capturée. J’aimais cette image. Et cette chanson n’est qu’une succession de métaphores sur la dynamique amoureuse et ses extrémités.  »

Diane avoue avoir découvert Karen Dalton tardivement. Et elle le doit à Devendra Banhart. « Il était particulièrement excité et enthousiasmé par sa musique. Devendra a fait beaucoup pour déterrer ces anciennes et formidables folkeuses de l’oubli. Je pense aussi à Linda Perhacs, Vashti Bunyan… De Karen Dalton, je retiens une incroyable beauté douce-amère. Une personnalité et une créativité sauvages qui ont parlé à un tas de filles essayant de se trouver dans la chanson. Une vie tragique aussi même si, quand je regarde des photos d’elle, je vois quelqu’un de fort. Puis une artiste qui n’a pas enfoncé toutes les portes que ses talents lui ouvraient. En même temps, personne n’accomplit pleinement son potentiel et il est déjà formidable qu’on ait ces deux disques. Qu’on parle encore de sa musique et de son histoire pratiquement un demi-siècle après leur enregistrement. »

REMEMBERING MOUNTAINS: UNHEARD SONGS BY KAREN DALTON, DISTRIBUÉ PAR TOMPKINS SQUARE/V2.

7

TEXTE Julien Broquet

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