Interview exclusive avec Stormzy, le nouveau roi d’Angleterre. God save the grime!

Stormzy: "80 % du temps, je me réveille prêt à monter au front, à me battre contre les injustices, à faire valoir mes points de vue, à exprimer ma couleur et ma culture noires sans m'excuser. Mais certains jours, ça me fout aussi les jetons. " © DR
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Le nouveau king d’Angleterre, c’est lui! Tout en revendiquant fièrement son identité noire, le rappeur Stormzy a réussi à devenir l’un des artistes anglais les plus importants et rassembleurs de sa génération. La preuve avec son nouvel album, Heavy Is the head…

Chiswick, à l’ouest de Londres. Dans une ancienne centrale électrique, reconvertie en complexe d’enregistrement, Stormzy reçoit la presse internationale. Détendu, souriant, il a posé son long mètre 96 dans l’un des studios, au sous-sol. C’est vrai que la ressemblance est frappante. Même stature imposante, même port altier, même âge aussi: Stormzy est le sosie quasi parfait de Romelu Lukaku. Au point d’ailleurs qu’un quotidien irlandais a commis un jour la bourde, en publiant une photo du premier pour illustrer un article sur le second. À l’époque, cela n’a pas vraiment fait rire le rappeur. C’était en 2017. Entre-temps, il y a peu de risque que la méprise se reproduise encore. À l’image de l’attaquant belge de l’Inter Milan, Stormzy est en effet en pleine bourre. C’est bien simple: tout semble lui réussir. En quelques années, il est devenu le nouveau héros de la scène musicale anglaise. Mieux: la star que la communauté afro-britannique a toujours attendue, cherchée, espérée. L’élu. Cela tombe bien: il semblerait que le rappeur lui-même n’a jamais souhaité autre chose. The man for the job, c’est lui…

Il y a deux ans, Stormzy sortait ainsi Gang Signs & Prayer, le premier disque étiqueté grime à atteindre le sommet des hit-parades anglais. Quelques mois plus tard, il était récompensé du Brit Award du meilleur album, équivalent britannique des Victoires de la musique. Au printemps dernier, son single Vossi Bop –et son tacle politique, « fuck the government, fuck Boris »– est arrivé directement en tête des ventes. Ses tweets sont désormais observés à la loupe. Sur sa couverture de fin octobre, Time en a même fait l’un des « next generation leaders ». Mais l’événement qui a été sans doute le plus déterminant jusqu’ici dans la carrière du jeune Londonien a eu lieu en juin dernier: ce jour-là, programmée en tête d’affiche du festival de Glastonbury, la tempête Stormzy a tout renversé sur son passage…

Interview exclusive avec Stormzy, le nouveau roi d'Angleterre. God save the grime!
© MARK MATTOCK

Glaston fury

Ce fut sans doute le concert d’une vie, le genre de moment intense qu’on ne vit qu’une fois. « C’était comme si je me retrouvais en finale de Coupe du monde! » Trônant sur la scène du plus emblématique des festivals anglais -premier artiste solo noir à avoir eu cet honneur-, Stormzy n’en a pas seulement fait un podium pour sa musique. Il en a également profité pour s’en servir comme vitrine de l’identité afro-britannique. Juste avant qu’il ne monte sur scène, il a diffusé l’extrait d’une conversation avec son idole Jay-Z, l’encourageant à embrasser et porter ses racines, son identité, sa culture – « Because culture moves the whole world »« Vous savez, l’Angleterre est très en retard par rapport aux États-Unis, estime Stormzy. C’est quand même fou de se dire que je suis l’une des première figures noires à percer dans le mainstream. En Amérique, vous en trouvez dans les médias, dans le sport, etc. Ici, vous avez des anciens joueurs de foot comme Ian Wright ou John Barnes, ou des acteurs comme Idris Elba. Mais c’est à peu près tout. C’est comme si on niait la composante noire de la société britannique. Pour beaucoup, à Glastonbury, c’était la première fois qu’ils se retrouvaient exposés pendant une heure et demie à un artiste qui mettait sa propre culture en exergue. » Image marquante: sur la scène de Glastonbury, Stormzy est monté avec un gilet pare-balles. Un modèle signé par l’artiste Banksy, arborant les couleurs, délavées, de l’Union Jack. La veste devait évidemment être vue comme une référence aux attaques à l’arme blanche qui se sont multipliées ces dernières années à Londres. Une « mode », dont certains politiques n’ont pas à hésiter à rendre les rappeurs de la scène grime responsables…

À Glastonbury, avec son gilet pare-balles signé Banksy.
À Glastonbury, avec son gilet pare-balles signé Banksy.© GETTY IMAGES

On retrouve la fameuse veste sur la pochette de Heavy Is the Head (ci-dessus), le tout nouvel album de Stormzy, qui sort cette semaine. L’air pensif, le rappeur apparaît avec elle et ce qui ressemble à une couronne sur la tête. « Cette image résume bien mon état d’esprit. À la fois, elle me montre tel un guerrier ou un soldat, prêt à partir au combat, équipé pour mener la bataille. Et en même temps, vous pouvez également y voir quelqu’un qui doute, qui n’est pas certain de vouloir être cette personne. » Avec ses airs de tableaux classiques, l’artwork est iconique: il a déjà trouvé sa place dans la National Portrait Gallery de Londres, entre deux peintures victoriennes… Le titre de l’album cite évidemment le fameux proverbe repris par Shakespeare dans Henry IV: « Heavy is the head that wears the crown », « Lourde est la tête qui porte la couronne ». Le poids des responsabilités serait-il devenu trop important pour le jeune homme? « Pour être honnête, 80% du temps, je me réveille prêt à monter au front, à me battre contre les injustices, à faire valoir mes points de vue, à exprimer ma couleur et ma culture noires sans m’excuser. Mais certains jours, ça me fout aussi les jetons. ça peut être éreintant. »

Interview exclusive avec Stormzy, le nouveau roi d'Angleterre. God save the grime!

Au lendemain du concert de Glastonbury, l’écrivaine Zadie Smith a écrit un texte dans le New Yorker, célébrant l’arrivée d’un « nouveau roi ». « Le mystère du leader est celui du surplus insondable. Ce petit truc en plus, cette dose de charisme inexplicable, ce quelque chose de particulier. D’où cela vient-il? » Bonne question. L’intéressé a-t-il la réponse? Après tout, d’autres avant lui -Skepta, Wiley, Dizzee Rascal, etc.- sont partis de la scène grime, ont décollé, pour finir par buter contre un plafond de verre. Pourquoi réussit-il là où les autres ont échoué? « C’est marrant parce que juste avant Glastonbury, je donnais une interview à la BBC. On parlait justement de tout ce qui m’est arrivé ces dernières années. À un moment, la journaliste a fini par me poser cette même question: pourquoi moi? Qu’est-ce qui a fait que je me retrouve dans cette situation aujourd’hui? Et là, j’ai pas pu m’empêcher de fondre en larmes. Pourtant, je ne pleure pas facilement. Mais là, j’étais submergé, comme si je réalisais enfin ce qui m’arrivait. »

Black and proud

C’est vrai que le scénario de départ n’était pas forcément celui-là. Michael Omari est né en 1996, dans le sud de Londres. Sa mère, immigrée d’origine ghanéenne, l’a élevé seule, lui, ses deux soeurs et son demi-frère. Le père, chauffeur de taxi, a été largement absent. À l’adolescence, le parcours scolaire, jusque-là sans accroc, devient plus chaotique. Le « petit » Michael se met à zapper les cours et zoner dans les rues de Croydon, pas forcément les plus sûres de la capitale. Il deale un peu, mais sans s’attarder: il finit par trouver rapidement un boulot. Après un stage de plusieurs mois, il se retrouve engagé dans une raffinerie pétrolière du côté de Southampton. Loin des tentations et des tourments de la « street ». Mais toujours obsédé par la musique: depuis qu’il a onze ans, Stormzy rappe, passionné par la scène grime, cette version abrasive et so British du rap, celle qui sert de bande-son aux jeunes Londoniens comme lui. Sur le Net, il commence à publier des freestyles. En 2014, il sort un premier EP Dreamers Disease, et se retrouve quelques mois plus tard sur le plateau télé de Jools Holland -une première pour un artiste non signé. La machine est lancée. Depuis, elle ne s’est plus vraiment arrêtée, faisant de Stormzy l’une des figures culturelles anglaises les plus importantes du moment. « Pourquoi moi? La seule réponse que j’ai trouvée, c’est Dieu. Même si ça n’éclaire pas beaucoup plus: pourquoi m’a-t-il choisi? Je sais juste que ce que je fais est complètement naturel, instinctif. Rapper, chanter, me servir de ça comme plateforme pour exprimer des messages, etc. ça vient tout seul. Profiter par exemple d’un freestyle sur la scène des Brit Awards pour balancer un couplet sur (l’inaction des pouvoirs publics après) le drame de Grenfell (l’incendie en 2017 d’un HLM ayant causé plus de 70 victimes, à l’ouest de Londres, NDLR), c’est très simple pour moi, ça n’a rien de compliqué. »

Stormzy ne loupe en effet jamais une occasion d’utiliser sa voix pour déborder de la musique. Que cela soit pour apporter son soutien à Jeremy Corbyn, le leader travailliste. Ou pour lancer Merky Books, une collection destinée aux jeunes auteurs au sein de la prestigieuse maison d’édition Penguin. Ou offrir la possibilité à des jeunes Noirs de bénéficier d’une bourse d’études pour s’inscrire à l’Université de Cambridge. Quitte à voir son geste taxé de… « raciste » – « Je me suis retrouvé à devoir me justifier sur les réseaux sociaux. Mais je m’en fous, ce sont les jeunes Noirs qui sont sous-représentés, ce sont eux qui ont besoin de ce coup de pouce ».

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L’engagement est devenu un exercice compliqué, voire risqué, quand on évolue dans le showbiz: personne n’est à l’abri d’un retour de flamme. Dans le cas de Stormzy, pourtant, le geste semble complètement fluide, évident. Il n’empêche en tout cas pas le rappeur de trouver le succès et de multiplier les hits. En fait, les deux semblent même aller de pair. « Je sais que ça ne se dit pas. A fortiori si vous venez du grime, qui a un image très anti-establishment. Mais oui, je veux avoir des tubes, vendre des disques. Je ne m’en cache pas. » D’où un morceau comme Own It, hit cosigné avec Ed Sheeran et Burna Boy, deux des plus grands vendeurs du moment? « Ed Sheeran, c’est comme un frère pour moi. Pour ce morceau, je lui ai demandé s’il voulait bien chanter le refrain, finalement il a proposé de faire un couplet en plus. Dans ma tête, j’avais imaginé un titre que les filles pourraient écouter en se préparant pour aller danser. Le résultat était pas mal, mais je trouvais que ça manquait encore d’un truc, une vibration particulière, une touche de style en plus. Et pour ça, il n’y a pas plus fort pour l’instant que Burna Boy! (rires). Mais ça ne veut pas dire qu’on imaginait avoir un hit, ou que c’était même le but de la démarche. Pas plus qu’avec Vossi Bop , qui est beaucoup plus dur, mais qui a aussi cartonné. La musique reste au centre du processus. Quand vous êtes en studio, c’est elle qui vous guide avant tout. »

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Stormzy entend donc à la fois faire bouger les derrières et encourager son public à lancer un doigt d’honneur au résident du 10, Downing Street. Sur le morceau Crown, il explique encore: « Ils disent que je suis la voix de la jeunesse noire/Je réponds « Ok, cool », et puis je tire sur mon joint. » L’un n’empêchant donc pas l’autre. Le succès n’enlevant pas forcément non plus toute crédibilité au message. Dans son morceau Black, son camarade Dave, autre révélation de la scène hip-hop britannique, insiste: « Le noir n’est pas juste une couleur/Il comporte plein de nuances. » « Il a tellement raison, prolonge Stormzy. Être noir implique un tas de choses dont on n’a pas toujours conscience. Un exemple: récemment, je longeais la file des contrôles à l’aéroport. Un gars du label qui était avec nous, un Blanc, a décidé de couper en passant au-dessus du cordon. Si j’avais fait la même chose, la sécurité me serait directement tombée dessus, je vous le garantis. »

Pour autant, le jeune Londonien réussit à faire entendre sa voix tout en parlant au plus grand nombre. Dans un monde qui paraît tendu à l’extrême, tenté par le repli communautariste, ce n’est pas le moindre de ses exploits. À cet égard, sa démarche se rapproche assez de celle de Beyoncé. Comme elle, Stormzy parvient à la fois à mettre en avant son identité noire, et à revendiquer une place pour la culture afrobritannique, tout en rassemblant largement au-delà. À l’image du clip de Blinded By Your Grace, Pt. 2, morceau gospelisant repris en choeur par une foule mélangée, tourné au milieu des logements sociaux. Le cliché façon « we are the world » n’est pas loin. Et pourtant, la scène reste désarmante. « Pour moi, ça reste le but premier de la musique: permettre, pendant ne serait-ce qu’une chanson, que les gens se connectent entre eux, se rassemblent, dansent et chantent ensemble. Aussi naïf que ça puisse sonner… »

Stormzy, Heavy Is the Head, distribué par Warner. En concert les 10 et 11/02, à l’Ancienne Belgique, Bruxelles.

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