Portrait de Lola Bonfanti, à qui on doit l’un des plus beaux albums de 2020

"Derrière un visage, on ne peut pas connaître l'histoire qu'il y a. Par exemple, on ne peut pas penser que si je chante en lingala, c'est parce que j'ai un huitième de sang congolais." © PHILIPPE CORNET
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Via son album solo, Bafololo, autoproduit en une étourdissante fusion voix/contrebasse, la Bruxelloise explore les territoires de la mémoire et de la géographie sentimentale. Wow.

« Ne pousse pas, merci! » Dans l’étroit escalier pentu qui monte au premier étage du Chaff, café-resto sur la place du Jeu de Balle, une contrebasse me sépare de Lola Bonfanti. Elle porte son imposant partenaire, je me contente donc de suivre le couple. Duo fusionnel, éclaté sur dix titres d’un premier album solo imposant (lire la critique ci-dessous). Ovni musical passant d’une intro méditerranéenne -en lingua franca- à une seconde chanson, en lingala, glissant ensuite vers la chimie du lyrique, du jazz et d’autres sensations acoustiques. Il y a un peu de la jeune Björk dans cette créativité contaminante et ses cocons fertiles. Comme dans les qualités plantureuses d’une voix qui tient à la fois du conte africain et d’une perfusion d’opéra. Rondeurs charnelles, grimpées dans les aigus, tout dans l’album dessine une intimité qui porte paradoxalement vers la grande évasion. Résultant d’un trajet familial qui a voyagé entre Norvège, Congo, Corse et Belgique. À commencer par cette contrebasse: « Elle appartenait à mon grand-père, Jean Hunstad, métisse congolais, musicien de jazz. Un jour, quelqu’un l’a descendue du grenier et j’ai eu envie de l’essayer. Elle doit dater des années 30 et venir de Bohême. Le violon, pratiqué depuis l’enfance, me donnait une version mélodique de la musique, la contrebasse, une vision davantage harmonique. » Intriguée, Lola imagine d’abord que l’instrument la suivra sans être vraiment un tel compagnon. Et puis le chant est arrivé aussi par hasard, via une chorale au cours de danse. « Le plus difficile lorsqu’on joue de la contrebasse et que l’on chante, c’est la dissociation. Mais comme j’ai commencé en même temps, les deux se sont développés parallèlement, progressant petit à petit. »

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Sensations perdues

Née en 1986 à Bruxelles, Lola grandit dans le voisinage de notre rendez-vous, les Marolles. Quartier mélangé du centre de Bruxelles, partiellement boboïsé depuis que « le Sablon (et ses antiquaires) est descendu vers la rue Haute ». Et ce, dans une famille d’une quatrième génération corse: « Je compte celles qui ne vivent plus sur l’île. Le choix de m’appeler Bonfanti, nom de ma mère, a été une décision commune de mes parents, tous deux féministes. Et la culture faisait partie du quotidien. » D’autant que les parents, Yves Hunstad et Eve Bonfanti, travaillent comme acteur/metteuse en scène/auteurs, d’ailleurs sur un nombre de spectacles communs. Au milieu des années 80, le solo théâtral du père, Gilbert sur scène, fait un énorme carton. Suivi d’une collaboration avec Eve sur La Tragédie comique en 1988, plus de 500 représentations et des traductions à l’étranger. Lola traverse toute l’enfance en étudiant le violon, le solfège, fait mille choses. Du dessin, de l’art martial, de la danse classique et contemporaine, dont elle gardé le physique athlétique. Humanités artistiques aux Beaux-Arts et puis un peu de réflexion avant de privilégier la musique sur le reste: « J’ai notamment joué en live sur des courts métrages d’amis, monté un projet de danse contemporaine avec des non-professionnels, et puis la contrebasse a débarqué… ». Via la suggestion de Jules Imberechts, qui a dirigé le Travers, mythique club jazz bruxellois, entre 1978 et 2000. « Pour son festival en 2018 à Sart-Risbart, se souvient Lola Bonfanti, il m’a proposé de faire une prestation avec la contrebasse. Et la voix. Comme c’était une commande pour, en principe, une soirée, j’ai fait ce que je voulais, prenant des choses qui me touchent. Je m’étais déjà pas mal formée par toutes sortes de groupes de « genre », tango, jazz, salsa. Me permettant d’explorer des choses que je ne connaissais pas, mais au bout d’un moment, je me suis dit que toutes ces musiques n’étaient pas moi. Et qu’il fallait que ma musique ait un lien avec la mémoire de mon corps. Donc, pour cette carte blanche, j’ai essayé de retrouver les sensations perdues. »

Portrait de Lola Bonfanti, à qui on doit l'un des plus beaux albums de 2020
© Philippe Cornet

Lola, qui dit ne pas avoir trop la mémoire des noms, débarque avec le vinyle et le CD de Cobalt, groupe pop-chanson fondé en 2015 où elle chante, notamment sur le délicat album Octobre paru fin 2019. Amenant aussi de multiples infos sur son parcours, dont un fascicule avec ses textes. Comme sa production musicale, ce dernier est publié à compte d’auteur -via son Impasse aux souliers Production (sic)- sur un beau papier qui rejoint l’élégance naturelle de la jeune fille à la perle ou plutôt, pour le coup, à la contrebasse. Elle a aussi amené quelques livres signifiants pour elle: la poésie de García Lorca et de Léopold Senghor, en plus de l’écrivain Baptiste Morizot qui, dans son ouvrage Sur la piste animale, pense aux territoires via leur occupation non-humaine. Ces jours-ci, Lola va travailler pour les Jeunesses Musicales, se produisant en chant/contrebasse, prestation suivie d’un débat avec les classes. « Aujourd’hui, on peut croire naïvement qu’un visage, une couleur de peau, un type de cheveux peuvent donner des indications sur une origine culturelle ou géographique. Mais non, derrière un visage, on ne peut pas connaître l’histoire qu’il y a. Par exemple, on ne peut pas penser que si je chante en lingala, c’est parce que j’ai un huitième de sang congolais. Si on remonte le temps, notre corps est divisé entre plusieurs corps. L’identité est multiple, faite de trajets, d’exils, même d’un village à l’autre. Peut-être fait-on une erreur en voulant absolument se définir comme appartenant à telle ou telle communauté… Ce que j’aime dans la musique, c’est qu’elle incarne un lien doux avec les mots, et aussi un rapport direct avec le corps. Je n’ai pas l’esprit référentiel, par contre j’ai un album fétiche, Aster’s Ballads d’Aster Aweke. Je pourrais l’écouter tout le temps. Je n’ai pas beaucoup d’argent pour acheter des vinyles: je préfère garder mes sous parce que je suis très gourmande (sourire). » Ce qui n’empêchera personne de goûter l’album de Lola. Jusqu’à totale extinction de l’appétit.

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En concert en première partie de Stef Kamil Carlens le 17/10 au 140 à Bruxelles.

Lola Bonfanti – Bafololo

Distribué par Impasse aux Souliers Productions. Sortie le 17/10. ****(*)

L’ingénieuse du son/productrice Christine Verschorren (Ghinzu, Montevideo, Soledad) a enregistré Lola Bonfanti dans une église du Brabant wallon. En voix et contrebasse épurées où souffle, murmure, respiration côtoient le chant à pleins poumons. Une narration charnelle où l’instrument à cordes berce ou groove selon le genre éclaté des dix morceaux. Lola glisse de la reprise d’un traditionnel corse (Terzini Guagnesi) à la pure africanité (Bafololo), avant de s’emparer magistralement de Purcell (Dido & Æneas). Trouvant dans la voix l’audace d’être à la fois lyrique et naturaliste, spéléologue de l’intime et chercheuse de lumière, pour l’un des plus beaux albums de 2020.

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