DU LAURÉAT AUX HOMMES DU PRÉSIDENT, DUSTIN HOFFMAN S’EST ÉRIGÉ EN ICÔNE DU CINÉMA AMÉRICAIN. IL S’ESSAYE AUJOURD’HUI À LA RÉALISATION AVEC QUARTET, UN FILM AU CHARME DÉLICIEUSEMENT BRITISH.

Au même titre que Robert De Niro, Al Pacino ou Gene Hackman, Dustin Hoffman compte parmi les acteurs qui ont marqué indélébilement le cinéma américain au tournant des années 70 et suivantes, âge d’or qui le vit aligner les pépites avec la régularité d’un métronome. Un coup d’oeil à sa filmographie d’alors vaut toutes les piqûres de rappel, qui court de The Graduate, le film de Mike Nichols qui le révéla en 1967, à Family Business, tourné pour Sidney Lumet un peu plus de 20 ans plus tard. Laps de temps pendant lequel il aura égrainé une série de classiques propre à donner le vertige, les Macadam Cow-boy et Marathon Man de Schlesinger, Straw Dogs de Peckinpah, Lenny de Fosse, All the President’s Men de Pakula, Straight Time de Ulu Grosbard, et l’on en passe, comme ce Little Big Man d’Arthur Penn taillé à la mesure de l’icône qu’il était appelé à devenir, sans même parler de Kramer vs. Kramer de Robert Benton et Rain Man de Barry Levinson, synonymes d’Oscars ces derniers.

Quand Dustin vire Hoffman

La suite aura moins d’éclat peut-être, encore que, de Finding Neverland à Mr Magorium’s Wonder Emporium, celui qui fut encore le Capitaine Crochet de Steven Spielberg n’ait certes pas à rougir de ses choix, ayant su veiller à ne pas brader sa carrière. Mieux même, à 75 ans bien sonnés (il les a fêtés le 8 août dernier), Dustin Hoffman réussit encore à surprendre -ainsi à l’occasion de Quartet, le film consacrant ses débuts à la réalisation. C’est là, en l’occurrence, l’aboutissement d’un processus entamé il y a une… cinquantaine d’années déjà. « Etudiant, j’avais pensé devenir réalisateur, se souvient un Hoffman d’humeur visiblement décontractée. Plusieurs éléments m’en ont détourné, le principal étant que j’ai commencé à écrire mes propres scénarios. Et si vous n’avez pas de date butoir, vous aurez toujours une excellente raison pour estimer qu’un script n’est pas prêt. D’autre part, on ne m’a jamais proposé de scénario à mettre en scène: à Hollywood, à moins que vous n’ayez déjà fait vos preuves comme réalisateur, il ne se trouvera jamais personne pour prendre le moindre risque… » A fortiori lorsque, à son image, on offre toutes les garanties comme acteur, volant de succès en succès.

On doit toutefois à la vérité d’ajouter qu’Hoffman tenta une première fois de s’installer derrière la caméra. C’était à la fin des années 70 pour Straight Time, d’après le roman No Beast so Fierce d’Edward Bunker, un film dont il tenait également le rôle principal. Soit un détenu en conditionnelle tentant une délicate réinsertion, et que les circonstances, ingrates, vont emmener à replonger -situation que traduit éloquemment le titre français Le récidiviste. « C’est l’un des meilleurs films dans lesquels je me sois jamais retrouvé, évalue-t-il. Mais alors que j’avais entrepris de le réaliser moi-même, je n’ai pas eu d’autre recours que de me virer. Je n’avais pas suffisamment confiance dans la qualité de mon travail, et je m’en remettais à mes collaborateurs. Le chef-opérateur me disait d’une prise qu’elle était bonne, alors que le monteur me signifiait qu’elle était mauvaise. A défaut de moniteur, je ne pouvais vérifier, et je n’ai pas eu le cran de continuer -mettre en scène est plus facile aujourd’hui. » Morale de l’histoire: l’acteur confiera la réalisation de Straight Time à son ami Ulu Grosbard, avec qui il avait tourné Qui est Harry Kellerman? quelques années plus tôt.

Trente ans et quelques plus tard, Quartet (lire critique page 31) vient donc combler un vide -il ne faut guère forcer Hoffman pour qu’il admette avoir trop attendu pour franchir le pas: « Nous avons tous nos démons », observe-t-il, un brin fataliste pour le coup. La genèse du film résulte pour sa part d’un heureux enchaînement de circonstances, qui verra finalement la productrice Finola Dwyer, à qui l’on devait entre autres An Education, lui en adresser le scénario. Qu’il y ait eu là matière à le séduire n’est guère étonnant: l’histoire de ces musiciens et chanteurs d’opéra retraités dans leur pension anglaise constitue une déclaration d’amour aux artistes (et bientôt aux acteurs), assortie d’une réflexion sensible sur le temps qui passe, soit autant de thèmes à la résonance limpide pour le néo-réalisateur. Quant à la facture résolument british de l’oeuvre, elle est peut-être moins surprenante qu’il n’y paraît dans le chef d’un artiste à la fibre européenne affirmée. « Je ne me suis jamais senti fort américain. Je ne connais même pas l’Amérique. Je suis né et j’ai grandi à Los Angeles, même si je déteste devoir l’admettre, je suis parti à New York pour y étudier la comédie, mais je ne connais le reste du pays que vu d’avion », observe l’acteur. Réflexion qu’il assortit bientôt d’une autre: « Tout en ayant conscience d’être américain, et en appréciant l’art américain de qualité, qu’il s’agisse de peinture, de littérature ou de cinéma, je n’ai jamais pensé représenter la quintessence de l’Américain: je ne fréquente pas les pubs avec mes amis, je n’aime pas les films qu’apprécie généralement le public américain, et je n’ai jamais suivi de séries télévisées de ma vie. J’aime la musique classique, le jazz… » Et d’évoquer encore le temps où, étudiant, il découvrait dans une petite salle de cinéma de New York les films de Truffaut, Antonioni, Bergman ou Fellini, à une époque où les Etats-Unis n’en avaient cure: « Nous n’étions que quelques-uns à fréquenter ce cinéma, et à admirer ce nouvel élan cinématographique. Je ne pense pas que le public américain en général soit dévoué à l’art ou à la culture comme peuvent l’être les Européens. »

Proche de la vie

Adapté d’une pièce de théâtre de Ronald Harwood, Quartet trouve pourtant une dimension toute cinématographique à l’écran, ce qui n’est certes pas le moindre des mérites de son réalisateur. Lequel, interrogé sur le processus d’adaptation, s’en réfère à l’une des figures cardinales de l’époque du muet, Buster Keaton: « On lui a demandé un jour de définir le cinéma, et il a répondu qu’un film, c’est lorsqu’une personne dit je t’aime à une autre sans recourir aux mots. Le cinéma est la forme d’expression artistique la plus proche de la vie, en ce sens que le dialogue est secondaire. La plupart d’entre nous ne disent de toute façon pas la vérité, et cela, dès les salutations d’usage. On n’arrête dès lors pas de se regarder, d’observer le langage corporel, les yeux, les expressions, toutes choses que les films peuvent faire également. »

A l’instar du Robert Altman de Gosford Park, Hoffman a veillé à rendre son plateau aussi vivant que possible, entraînant le spectateur dans un tourbillon. « Je n’ai jamais aimé les termes « figurants » ou « arrière-plan », explique-t-il. J’avais l’intention de faire de ce dernier l’avant-plan, suivant l’exemple de Fellini. Et la meilleure façon de procéder a consisté à ne pas faire appel à des acteurs pour ces soi-disant backgrounds, mais bien à de véritables musiciens et chanteurs d’opéra retraités. Il s’agit là de ma décision la plus avisée, parce qu’elle a aussi généré un esprit, tant ils étaient reconnaissants de pouvoir venir travailler. Le trompettiste a 83 ans, et son téléphone n’avait plus sonné depuis 30 ans, alors qu’il n’a rien perdu de son talent, et cela vaut pour chacun d’entre eux. Ils ont été oubliés. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi la culture néglige des artistes une fois passé un certain âge, sans considération pour leurs qualités… »

Dustin Hoffman, pour sa part, continue à avoir l’embarras du choix, un privilège dont il mesure le prix: « Comme j’ai essayé de le montrer dans Tootsie, la plupart des acteurs seraient prêts à jouer n’importe quoi, rien que pour avoir du boulot. Je peux faire des choix, et je cherche toujours à faire des choses que je n’ai pas encore essayées. Je suis attiré par ce que j’ai déjà vu un million de fois à l’écran, mais jamais tel que j’ai pu l’observer dans la vie. Je vais vous donner un exemple: un ami chirurgien m’a demandé un jour si j’aimerais photographier une intervention. Le patient était d’accord, et je l’ai accompagné. A un moment, le médecin s’est tourné vers l’infirmière qui tenait le plateau avec les instruments médicaux, et il lui a dit: « Donnez-moi ce truc, là-bas. Non, pas celui-là, le petit machin à côté. » A aucun moment, il n’a appelé cet instrument par son nom, alors que dans un film, il sera toujours désigné par le terme exact. C’est là la réalité, et ce genre d’obser-vation fait qu’une histoire vaut la peine d’être racontée, d’une manière inédite correspondant à celle que l’on a vue. » Au plus proche de la vie, obstinément.

TEXTE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS ET STEVEN TUFFIN, À LONDRES

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