LA RÉCENTE OUVERTURE DU REFLEKTOR, CLUB DE 600 PLACES ADAPTÉ AUX CONTINGENCES DU LIVE, EST SYMBOLIQUE DU RENOUVEAU ARDENT. MAIS LA VILLE DE 200 000 HABITANTS A-T-ELLE LE PÉTROLE HUMAIN ET FINANCIER DE SES AMBITIONS NOCTURNES? REVUE UP AND DOWN.

« Et par ici, tu as les loges.« Fabrice Lamproye, « Monsieur Ardentes », fait la visite guidée du Reflektor. Elégant club de bois et verre construit dans l’ancienne gare des bus de la Place Xavier Neujean: deux mois après l’inauguration, il manque encore des peintures aux murs bruts des coulisses, décorées de photos vintage attestant de la précédente occupation motorisée des lieux. Pour les amnésiques, on a même déposé un ancien guichet à tickets à l’entrée de la salle. A deux pas du Carré et de ses bars assoiffés, à côté de la Cité Miroir, musée clair aménagé dans les anciens bains de la Sauvenière. Lamproye: « Le vieux quartier change, il devient autre chose. Et le Reflektor jouera certainement un rôle dans cette transformation. » De fait, on est loin du rustique graffité de la Soundstation, Graal mémoriel des Liégeois installé dans un bout de gare entre 1996 et 2008. « Je crois que le propre d’un lieu qui compte dans une ville, comme la Soundstation, est d’avoir créé des habitudes de découvertes, une dynamique, un esprit. »

En cette mi-mai, Michael Larivière de My Little Cheap Dictaphone est bluffé par le sang nouveau du Reflektor au retour d’une série de concerts au Japon. Si aucun homme politique local n’a encore eu l’ineptie de proclamer que « Liège est le nouveau Berlin », on dit que la Cité mouille de plaisirs nocturnes. Des lieux -le Cadran, la Caserne Fonck, le Bar des Congressistes, le Garage Creative Music, la péniche Inside Out- et puis des soirées, MinimHouse, Folie douce ou Full Colorz… Beaucoup d’électronique, un peu moins de saillies rock. Larivière: « Il y a peut-être un déplacement des goûts. Le rock ramène aujourd’hui moins de monde que l’électro: pas évident de remplir un Reflektor de 600 personnes, même s’il était absurde que Liège n’ait pas une salle de cette jauge-là. Liège a conservé une forme d’esprit décalé comme on pourra le voir le 19 septembre sur la Place Saint-Lambert où Mons 2015 a commandé un spectacle à Fabrice Murgia: j’en fais la musique et il y aura plusieurs centaines d’artistes impliqués. C’est l’histoire d’une drag-queen qui débarque en ville… »

Full Colorz

Liège, microcosme valeureux-chaleureux, clicheton qui octroie à la ville un supplément de fun sur les consoeurs wallonnes-bruxelloises ou blague ardente? Pierre Dumoulin, de Roscoe: « Liège est vraiment partie dans le bon sens, parce qu’elle multiplie les initiatives. Comme le Micro Festival de JauneOrange, une ambiance unique de bal aux lampions, mais aussi le Théâtre de Liège rénové, le Reflektor: le signe d’investissements, même s’il y a encore du chemin à faire. On a joué au Handelsbeurs à Gand, une vieille salle (de 1738, ndlr) intégralement rénovée. C’est superbe mais où trouvent-ils le pognon en Flandre? »

Cette comparaison avec le nord du pays revient sans cesse dans le questionnement sur ce Liège qui boume. Audrey Di Troia, 37 ans, organise les soirées Full Colorz. Parce qu’elle faisait sans cesse le pèlerinage à Gand ou Bruxelles pour trouver ses plaisirs musicaux, cette admiratrice de Gilles Peterson finit par vouloir installer à Liège ses propres fantasmes. Prenant option sur des genres assez pointus et une nuit à chaque fois très remplie par une demi-douzaine d’attractions éclectiques: « Je ne fais pas Dr Lektroluv, pas de mainstream, de rock, de techno ou d’EDM, je mixe les genres et j’aime l’avant-garde, ce qui n’est pas du tout évident en Wallonie. » A chaque événement, mené dans des lieux divers, ses raouts attirent pourtant entre 500 et 700 personnes, y compris des visiteurs extérieurs. Le 16 mai, elle fête les deux ans d’existence de Full Colorz en mettant en tête d’affiche au Bar des Congressistes le Berlinois Suff Daddy et l’expérimental américain Mndsgn, auteur du soul-tofu Camel Blues. Pour l’occasion, elle augmente légèrement les prix, pas faramineux -10 euros en prévente, 13 sur place- et, contre toute attente, fait un flop caractérisé. Trois jours plus tard, le blues est là: « J’espérais 500 personnes, j’en ai eu 300, donc je suis en perte d’environ 1500 euros. Quelque chose m’inquiète parce que tout le monde veut que je continue, mais je me rends compte que le public liégeois n’est pas curieux… Je ne peux pas m’empêcher de comparer la Wallonie et la Flandre: à Gand, cela aurait été plein. Il ne faut pas se faire d’illusions sur Liège: pour remplir ses Ardentes, Fabrice Lamproye doit faire Nicki Minaj. » Du coup, Audrey parle d’organiser une soirée de soutien pour pouvoir payer ses dettes et continuer.

Plaque tectonique

Interrogé sur Liège, DJ Kwak, collaborateur de Focus déjà passé aux soirées Full Colorz, dit son sentiment: « C’est une ville qui ne pratique pas la hype exagérée, mais celle-ci est parfois nécessaire pour remplir une soirée autre que Lefto (…). J’admire les couilles atomiques d’une fille comme Audrey mais il manque entre autres le soutien du service public, de la radio, qui du côté francophone a pratiquement oublié les musiques urbaines. » Impression partagée par Thomas Médard, chanteur entre autres du délicieux The Feather et membre du collectif JauneOrange, bookeur et label liégeois. « Oui, la timidité des radios, comme Pure FM, me frappe: il y a deux ans, elle aurait encore passé en journée une nouveauté liégeoise comme Ulysse, aujourd’hui ce n’est plus le cas. Liège accumule les initiatives, les nouveautés, comme le Cupper Café ouvert en Féronstrée, mais le public n’est sans doute pas extensible. Sinon, tout le monde se connaît: entre organisateurs, il y a plus de ponts et d’échanges que de concurrence. »

Bernard Dobbeleer, programmateur sur Classic 21 et DJ, est un habitué des nuits Superfly,passées du Cadran à la Caserne Fonck. Il a connu la vitalité des années 80 et « mixé pendant plus de dix ans à La Chapelle, salle qui a marqué les esprits ». Ilsouligne les heures de gloire de Mon Colonel et des Party Harders, « les premiers à inviter Justice, créant un lien entre Paris et Liège, amenant une vibe incroyable et rajeunissant le public ». Il souligne le rôle singulier de La Soundstation -« beaucoup de bonnes choses dans les années 2000″- et l’électricité amenée par des artistes liégeois tels que Compuphonic (qui n’a pas retourné notre coup de fil). Au final, Dobbeleer exprime cependant une impression mixte: « Aujourd’hui, toute cette émulation importante est un peu retombée, même si après trois générations de clubbers, les gens sont plus mûrs. Et qu’avec le Rockerill de Charleroi, Liège est l’un des deux endroits où il se passe quelque chose en Wallonie. »

Liège semble être sur une plaque tectonique où s’affrontent des forces divergentes. Clairement, la ville bouge et avance mais souffre aussi de l’endémique crise économique: celle qui dure grosso modo depuis le premier choc pétrolier de 1973 et s’aggrave depuis la faillite de l’automne 2008. Kaer, des locaux Starflam, en témoigne. Le groupe liégeois, récemment reparti sur les routes, a fait 1200 personnes à l’AB, 600 à Gand et environ 450 payantes au Reflektor, dans sa propre ville, après six ans d’absence scénique. « J’ai l’impression qu’il y a moins d’argent qui circule, qu’on va d’abord faire ses courses avant de financer sa culture, et qu’il y a une offre telle qu’on arrive vite à saturation. J’ai le sentiment que les gens se réservent pour des choses de qualité, mais sûres, comme Les Ardentes, et que la découverte des nouveautés en pâtit. Pour les jeunes des milieux populaires, payer 15 balles pour un concert, c’est beaucoup. » En 2012, Kaer rachète sur fonds propres avec des comparses un bâtiment dans le quartier Sainte-Marguerite, ouvert au printemps 2014: la Centrale des Arts Urbains, 1200 mètres carrés où l’on trouve galerie, ateliers à louer, locaux de répétition, expos. Avec un petit soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles où, pour rappel, l’intégralité des musiques urbainesbénéficie à l’année d’un peu plus d’un demi-million d’euros de subventions, soit 50 fois moins que le théâtre. Sans oublier que Liège, ce n’est au final « que » 200 000 habitants, à peine deux fois la population de Molenbeek. Dans une Wallonie où M. Pokora et The Voice, la variété et Radio Contact drainent toujours plus de clients que Wu-Tang Clan ou JauneOrange.

LES IMAGES QUI ILLUSTRENT CE DOSSIER ONT ÉTÉ RÉALISÉES PAR LE PHOTOGRAPHE LIÉGEOIS DAVID WIDART. (WWW.DAVIDWIDART.BE)

TEXTE Philippe Cornet

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