LES YEUX DOUX

Parmi les adolescents du Petit-Château suivis par Vincen Beeckman, il y a Jean-Cyrille, jeune Camerounais de 17 ans qui s'est débrouillé pour suivre des cours de boxe. © © VINCEN BEECKMAN

Pour la première fois depuis ses débuts, la très sélecte Fondation A ouvre ses portes à un talent belge. L’heureux élu? Vincen Beeckman, photographe tout sauf spectaculaire.

Étrange destin que celui de la photographie. L’invention de Niépce a ceci de particulier qu’elle permet à tout un chacun de se réapproprier sa vie, d’y réfléchir à travers l’illusion de la tenir entre ses mains. Fixées sur papier, les images arrêtent le cours inexorable du temps, ce sable qui nous file entre les doigts. Si tel est son projet initial, il n’est pas faux d’affirmer que la photographie s’est perdue en cours de route. Sous l’effet du devenir néo-libéral de la planète, de nouveaux contours se dessinent, quelque part entre l’obscénité des egos démultipliés à force de selfies et la logique des prédations qui arrachent une partie de lui-même au sujet qui est photographié. Ne nous voilons pas la face: la photographie dans son usage généralisé ne fait rien d’autre désormais que participer au triomphe de la surveillance, à la disparition de la diversité noyée sous le même, ainsi qu’à la tyrannie du spectacle.

Certains regards échappent heureusement à ces mécaniques. C’est le cas de Vincen Beeckman, photographe bruxellois né en 1973. Si le destin lui avait promis un avenir de basketteur, c’est bien photographe, révélé sur le tard, qu’il se retrouve à 44 ans. Le « canard », comme l’ont surnommé ses proches, fait preuve en toute circonstance d’une imperméabilité aux petits tracas du quotidien et aux autres pessimismes névrotiques. Il ne faudrait pas croire pour autant que l’homme vive replié sur lui-même. Loin de là. Cette attitude révèle moins une carapace qu’il s’est construite qu’un certain regard, certes détaché, qu’il jette sur le monde. Car cette vision emprunte de relativisme, il l’a forgée en allant tel un anthropologue au-devant du réel. Beeckman n’est pas du genre à rester dans sa bulle, à siroter le confort à la paille. Sa pratique artistique résulte d’un sol ferme de sa personnalité: le besoin d’échanger avec autrui. « La photographie est un prétexte pour faire des rencontres« , a-t-il coutume de répéter.

Les rencontres au-devant desquelles se précipite Vincen Beeckman lui servent à raconter des histoires en images. Quelles sont ces histoires? Elles sont multiples. Il pose volontiers son objectif dans un centre de délassement à Loverval où se retrouvent les « jeunes du coin », mais ne dédaigne pas non plus les supporters des Zèbres, les grosses maisons de riches collectionneurs d’art, les employés communaux, voire les restaurants chinois à travers le monde. « Ce qui m’intéresse, ce sont les petits groupes, les familles, les communautés… Observer comment elles s’organisent face au tourbillon du monde« , précise l’intéressé.

À cet égard, l’exposition A Castle Made of Sand est exemplaire. Elle témoigne de la grammaire et de la méthode Beeckman. La grammaire? Ce qui caractérise les images du photographe est leur apparence de banalité. À première vue, rien de remarquable. Ce n’est que lorsque l’oeil et l’esprit les sondent qu’elles révèlent leur propos, souvent par la présence d’une contradiction, d’objets triviaux ou d’éléments donnés en creux. « J’aime tracer une voie du milieu, explique l’intéressé. Quand je suis confronté à un sujet banal, j’essaie de le rendre exceptionnel. En revanche, face à quelque chose d’extraordinaire, je vais essayer de l’adoucir par une approche empathique et un récit plus large qui n’est pas centré sur le coup de force visuel. » Vincen Beeckman fait partie de ces photographes pour qui il se passe toujours quelque chose. Chez lui, pas de fameux « instant décisif » mais un déploiement dans la durée dont il faut rendre compte avec le plus de justesse possible.

La majorité des photographies présentées à la Fondation A ont pour point de départ le Petit-Château, ce centre d’accueil pour demandeurs d’asile qui est aujourd’hui menacé d’être déplacé en périphérie. Beeckman fréquente le lieu depuis une dizaine d’années -cet horizon de long terme est l’une de ses marques de fabrique, ses séries ne s’arrêtent jamais, elles sont sans cesse enrichies par de nouvelles images. Dans l’ancienne caserne située le long du canal, son regard s’est porté sur les « Mena », froid acronyme pour désigner les « mineurs étrangers non accompagnés ». Ce qu’il livre d’eux et de leur combat pour rester vivants en dit long sur sa méthode qui consiste à se faire oublier des intéressés afin de pouvoir s’installer dans une relation d’égal à égal. Nulle exploitation de la misère chez Beeckman, les clichés qu’il retient disent plutôt la force vitale et les petits accommodements avec un réel jamais tranché blanc ou noir. Pour les réaliser, il utilise un appareil photo argentique assez dérisoire, un Contax T3. Il s’en explique: « La raison de recourir à cet appareil de poche est triple: il est facile à porter, n’impressionne pas les gens et me donne l’air d’un touriste, ce qui évite de me mettre dans la position du photographe professionnel souvent vécue comme supérieure par celui qui est photographié. » Iconoclaste? Beeckman l’est sûrement par fidélité à sa démarche. En témoignent de nombreux portraits accrochés directement à même le mur, l’absence de cartels et des selfies pris par les adolescents du CADE (Center for Adolescents in Exile). Ces portraits pris au smartphone par le biais desquels les jeunes demandeurs d’asile s’inventent une vie occupent un pan entier de la Fondation A… Du jamais vu.

Lignes de conduite

« J’ai besoin de me sentir bien par rapport aux images que je prends. Dans 80 % des cas, je rends son image à la personne que j’ai photographiée. J’essaie de respecter cet engagement« , confesse Vincen Beeckman. Elle n’est pas la seule ligne de conduite qu’il a adoptée comme le confirme un autre de ses projets menés avec une petite dizaine de sans-abris de la Gare Centrale. « Cela fait deux ans que j’ai noué des contacts avec eux. Je leur donne des appareils photo jetables pour qu’ils documentent leur quotidien. Certains accrochent à cette démarche, un dialogue s’est établi. » Mais il y a également Marie, cette mère de famille précarisée avec quatre enfants qui habite le Borinage, dont il a montré les images dans le cadre de Mons 2015. « Avec elle, j’ai instauré un mode de fonctionnement qui veut qu’elle m’appelle uniquement quand elle se sent bien et qu’elle a envie de photos. » Ou encore les pensionnaires de La Devinière, un endroit de psychothérapie alternative qu’il donne à voir sans jamais verser dans la caricature. Autre caractéristique de la « déontologie » Beeckman, le grand cas qu’il fait des personnes qu’il photographie. « Je les considère comme des « cracks », des super-héros. Ils ont enduré des situations que nous serions incapables d’affronter. Ils sont incroyables, nous n’en avons que trop peu conscience. »

A CASTLE MADE OF SAND, VINCEN BEECKMAN, FONDATION A, 304 AVENUE VAN VOLXEM, À 1190 BRUXELLES. WWW.FONDATIONASTICHTING.BE JUSQU’AU 25/06.

ENVIE DE DÉCOUVRIR L’EXPOSITION EN BONNE COMPAGNIE? VINCEN BEECKMAN GUIDERA A CASTLE MADE OF SAND PAR TROIS FOIS. LE 19/05 ET LE 14/06 À 19 H, AINSI QUE LE 27/05 À 15 H. PRIX: 3 EUROS. INSCRIPTION REQUISE À L’ADRESSE MARTA@FONDATIONASTICHTING.BE

Texte Michel Verlinden

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