LA MADAME BOVARY DE SOPHIE BARTHES VIENT S’AJOUTER À LA LISTE DÉJÀ LONGUE DES ADAPTATIONS DU CLASSIQUE DE GUSTAVE FLAUBERT, FIDÈLES OU DÉTOURNÉES. REVUE.

« Emma Bovary, c’est une femme qui est sous un pommier, et qui attend des poires. C’est métaphorique de l’être humain; garçon ou fille, tout le monde a quelque chose de Madame Bovary en soi. » Formulé par Anne Fontaine, la réalisatrice du succulent Gemma Bovery, le constat suffit à traduire la portée de l’oeuvre de Gustave Flaubert, classique de la littérature française transcendant largement le cadre du XIXe siècle. L’auteur, lui-même, se serait exclamé: « Madame Bovary, c’est moi! » Et il y a dans cette petite phrase à l’apparence définitive comme l’invitation à se projeter dans une héroïne romantique dont l’histoire n’a cessé d’interpeller. Soit le tragique destin d’une rêveuse aspirant à s’échapper d’un mariage et d’un monde par trop étriqués; jeune provinciale trompant l’ennui pour vivre au rythme exaltant de la passion, au mépris des conventions et au risque de s’y consumer avec ses illusions, entre trahisons, hypocrisie et mesquinerie ordinaires.

Semblable figure ne pouvait qu’inspirer les cinéastes, et ils sont nombreux à s’y être frottés, avec un inégal bonheur, toutes époques et latitudes confondues. On compte ainsi, au rang des adaptations plus ou moins fidèles de l’oeuvre, des Bovary argentine (Mecha Ortiz, devant la caméra de Carlos Schlieper), russe (Cécile Zervudacki dans Sauve et protège, d’Alexandre Sokurov), ou encore indienne (Deepa Sahi dans Maya Memsaab, de Ketan Mehta). Et si la première adaptation officiellement recensée (Unholy Love, d’Albert John Ray) remonte à 1932, le roman n’a pas cessé de fasciner. Pour preuve, ses deux transpositions récentes: celle, fort libre, d’Anne Fontaine, où Gemma Arterton compose une exquise Gemma Bovery, variation sur l’héroïne flaubertienne, et celle, sensiblement plus classique, de Sophie Barthes.

Un état d’âme qui balance

Pour autant, l’on a coutume de dire que le classique de Flaubert n’a pas produit de grands films. L’on ne s’attardera guère par exemple sur la version d’un Jean Renoir que l’on a objectivement connu plus inspiré. Réalisé en 1933 avec Valentine Tessier dans le rôle-titre, son film souffre de diverses lacunes, imputées pour l’essentiel par le réalisateur aux coupes qui lui furent imposées au montage. Plus surprenant peut-être, l’adaptation qu’en tourne Claude Chabrol quelque 60 ans plus tard, en 1991, ne convainc guère plus. Chargé d’ironie, le roman semblait pourtant taillé pour un cinéaste passé maître dans l’art de croquer la bourgeoisie provinciale; le choix d’extrême fidélité de sa Madame Bovary débouche sur un film guetté par l’académisme, sentiment aggravé par la voix off de François Périer. Et cela, même si Isabelle Huppert campe une Bovary d’exception. Pour autant, l’oeuvre de Flaubert n’est pas ce corpus inadaptable que certains ont voulu y voir. Ainsi, la version hollywoodienne qu’en livrait Vincente Minnelli en 1949 n’était-elle pas dénuée d’arguments -la sculpturale Jennifer Jones, bien sûr, mais aussi le parti pris adopté en la circonstance. Le film s’ouvre sur le procès intenté en 1857 à Flaubert pour outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes moeurs. Lequel, sous les traits de James Mason, se fait l’avocat d’Emma Bovary, dont il entreprend de raconter l’histoire, procédé narratif soutenu par une mise en scène virtuose culminant dans la scène du bal. Soit la plus aboutie des transpositions classiques du roman, le réalisateur, non content d’y jouer habilement avec les codes de la censure alors en vigueur, ponctuant son essai par un plaidoyer pour la liberté d’esprit.

Les adaptations les plus réussies de l’oeuvre de Flaubert sont toutefois celles qui ont su le mieux s’en distancier. Sans remonter jusqu’à Germaine Dulac, dont La Souriante Madame Beudet (1923) a, par moments, des allures de parodie de Madame Bovary, ils sont plusieurs à avoir précédé Anne Fontaine sur ce terrain. Ainsi de David Lean, dont le superbe Ryan’s Daughter fait écho à la trame adultère du roman, inscrite dans le contexte tempétueux de l’Irlande pendant la Première Guerre mondiale, ou encore de Régis Wargnier, dans Une femme française. Jusqu’à Manoel de Oliveira qui en livrera, dans Val Abraham, une relecture lumineuse et sinueuse dans le Portugal contemporain. S’arrimant aux pas de la troublante Ema (Leonor Silveira, idéale de grâce et de mystère), obscur objet du désir des hommes, son film semble porté par un inépuisable souffle romanesque. « Je suis un état d’âme qui balance », résumera son héroïne. Et le spectateur de tanguer à sa suite…

TEXTE Jean-François Pluijgers

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