DANS CHEZ GINO, DE SON COMPAGNON SAMUEL BENCHETRIT, ANNA MOUGLALIS S’AVENTURE SUR LE TERRAIN DE LA COMÉDIE. AVEC STYLE, DÉCALAGE, ET BIEN EN VOIX -UN TIMBRE QU’ELLE A DÉCIDÉMENT UNIQUE. RENCONTRE.

N’y allons pas par 4 chemins: si Anna Mouglalis n’existait pas, il nous faudrait l’inventer. Egérie de Chanel ou actrice pour Akerman, Chabrol, Sfarr et autre Kounen, la jeune femme a toujours veillé à y mettre la manière, singulière. Postulat vérifié aujourd’hui dans Chez Gino où, devant la caméra de son compagnon, Samuel Benchetrit, et flanquée de José Garcia, elle s’essaye à la comédie, en mode décalé, voire extravagant s’entend. Irrésistible, comme le son inimitable d’une voix grave, dont elle dit qu’elle fut sa première transgression d’actrice, et dont elle énonce, entre 2 bouffées de cigarettes, une pensée qu’elle a élégamment acérée…

On n’avait guère eu l’occasion de vous voir dans des comédies avant Chez Gino. Qu’est-ce qui vous retenait de franchir le pas?

Dans les comédies, souvent, les personnages féminins ne sont pas très glorieux, et moi, il y a des images de la femme que je n’ai pas trop envie de cautionner. On m’a parfois approchée pour des comédies amusantes, mais où on me proposait un rôle qui n’était pas comique: le fait d’avoir la voix grave et d’être un peu grande, ça n’aide pas beaucoup non plus. Il n’y avait que Samuel pour me le proposer de cette façon. On avait commencé à l’esquisser dans J’ai toujours rêvé d’être un gangster, mais ça m’a demandé un petit peu de maturité. Dans la comédie et le rire, il faut pouvoir s’abandonner vraiment, et pour ça, il faut faire confiance. Et moi, j’ai eu besoin de grandir: le visage impassible qu’on a pu me voir adopter dans plein de films a été dû, pendant longtemps, à un trac absolument phénoménal que je maîtrisais en ayant ce faciès qui me permettait de contrôler la lèvre, l’£il, la paupière qui tremble.

Comment Samuel Benchetrit vous a-t-il dirigée?

On a beaucoup répété. On avait décidé de prendre le temps de le faire, et c’est parti très vite, parce que, avec José, on a tout de suite trouvé un ton commun. Avant, j’avais vu L’Argent de la vieille de Comencini, où Alberto Sordi et Silvana Mangano forment un couple étonnant. Elle était associée à des femmes plutôt distantes et froides, comme j’ai pu l’être moi. Et là, c’est un film hilarant où le couple fonctionne à merveille. On a également revu des films de Woody Allen, Broadway Danny Rose. J’ai vu des choses d’actrices pas forcément abonnées à ce registre: ça permet de se libérer, d’avoir envie. Le plus important pour incarner un personnage, quelque soit le registre, c’est d’avoir la confiance du metteur en scène. Sans quoi, c’est douloureux. (…) Sur un plateau, la personne à laquelle on veut plaire, c’est le metteur en scène. Donc, quand c’est Samuel, ça m’inspire énormément, c’est un fantasme d’actrice.

Samuel Benchetrit raconte qu’au moment de votre rencontre, vous étiez tous 2 en colère. C’est salutaire, la colère?

La colère, cela a été longtemps, pour moi, une forme de concentration. J’avais l’impression de trouver mon charisme uniquement là-dedans, en étant contre, parce que cela aiguisait mon esprit critique. Et puis, un acteur est comme un animal: sur un plateau, on n’a pas confiance, il faut s’apprivoiser. Les metteurs en scène, on les rencontre un mois avant le tournage, on les croise quelques jours pendant les répétitions, et ensuite, on se retrouve à passer des journées entières ensemble pendant 2 mois, ce sont des expériences très particulières. Après, on grandit, et le fait d’être contre, quand on est quand même gâté, ça devient du folklore.

En tant que couple d’artistes, estimez-vous néanmoins devoir vous inscrire dans la vie publique, et exprimer à l’occasion cette colère, sous une autre forme peut-être?

Oui, mais je reste vigilante. Travailler à une liberté est l’une des choses qui m’intéressent le plus, et quand on joue, on essaye d’incarner cette démarche-là. A travers les choix des films dans lesquels je joue, des pièces auxquelles je participe, je suis convaincue, jusqu’au fond de ma chair, que l’artiste, et l’acteur, sont des êtres politiques. Donc, prendre la parole, oui, mais pas n’importe comment. On est dans une société de l’autosatisfaction, dont il faut faire le spectacle dans tous les médias. Mais on sait que la création artistique, elle, se fait plus avec le doute et la remise en question qu’avec l’autosatisfaction. L’espace est mince, mais être regardé et écouté est une chance inouïe: l’implication politique existe, je pense qu’il n’y a rien de plus puissant que l’art pour transformer une société.

Un film comme Chez Gino est-il une façon de vous positionner contre le formatage?

C’est sûr. Il s’agit d’un film extrêmement libre et audacieux, et c’est pour ça qu’il a rencontré des difficultés de financement. L’humour est très particulier, très généreux, mais il y a aujourd’hui un formatage dans le cinéma: on ne fait pas de blagues avec les animaux, pas de blagues avec les enfants, il y a plein de sujets qui sont finalement tabous, un film ne peut pas marcher si on les y retrouve. C’est important de faire les choses comme on les sent, mais il faut savoir s’adapter à l’économie qui correspond. Souvent, on pare aux difficultés financières avec de l’enthousiasme, et de l’imagination, et ça rend les films étonnants. L’énergie déployée est sans bornes.

Chez Gino puise au néo-réalisme comme à la comédie à l’italienne. Vous, quel est le cinéma qui vous a nourrie?

Mon amour du cinéma est né à travers le néo-réalisme italien. Je viens de Nantes, où il y avait un petit cinéma de quartier, Le cinématographe, qui faisait des cycles. Et j’ai vu beaucoup de cinéma italien. C’était un âge d’or, avec des films à la portée politique et sociale extraordinaire, une démarche artistique hallucinante, de l’humour, et qui rencontraient un public fou, ces films étaient des succès. Aujourd’hui, ce néo-réalisme, il est en Belgique, il se balade en fonction des réalités sociales des pays.

La dimension politique que vous évoquez fait-elle défaut dans le cinéma d’aujourd’hui?

Oui. La plupart des films, aujourd’hui, sont des films bourgeois, qui s’intéressent aux bourgeois, avec des personnages qui courent après l’argent. Ça me donne des crises de foie, tout ça, à force. L’anti-héros est une figure extraordinaire, qui a été inventée au XIXe siècle, il faut pouvoir le réinventer. On fait de toutes les valeurs des choses péjoratives, et je trouve cela terrible. La pitié, le courage, l’honneur, je trouve cela profondément humain, et sublime. Le film célèbre cela.

Dans quelle mesure Coco Chanel, Simone de Beauvoir ou Juliette Gréco, que vous avez incarnées toutes les 3, sont-elles des inspirations?

Ce sont des inspirations, et puis des aspirations, en tant qu’êtres et en tant que femmes. Toutes, à leur façon, ce sont des femmes qui ont travaillé à leur liberté personnelle, ce qui a permis à d’autres de s’engouffrer dans la vague. Se retrouver à jouer, à incarner ces femmes-là est magnifique, parce qu’il y a un champ d’informations inouï qui permet d’apprivoiser sa peur par rapport à l’interprétation. Et parce que cela fait partie d’une histoire commune, très enrichissante. Je trouve que nous sommes dans une période de régression terrible. Il n’y a pas longtemps, encore, avec Juliette Gréco, on a assisté aux résultats du premier tour des cantonales. Cette montée de l’extrême-droite, la façon dont les femmes laissent complètement tomber le féminisme, c’est triste à mourir. Les lois qui sont passées, je ne pensais pas assister à cela de mon vivant, des lois pour expulser les roms, et à nouveau persécuter ce peuple qui incarne la liberté…

ENTRETIEN JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS

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