ELLE AIME BOWIE, ELLE ADORE NICK CAVE, ELLE N’A PAS 20 ANS. QUAND COMMENCE LA GUERRE DE YOUGOSLAVIE, AMIRA NE PENSE PAS UN INSTANT QU’ELLE VA DEVENIR UNE GRANDE INTERPRÈTE DE SEVDAH, TRADITION VIEILLE DE 5 SIÈCLES. AVANT SON CONCERT BRUXELLOIS AU BALKAN TRAFIK, RENCONTRE À SARAJEVO, LÀ OÙ TOUT A COMMENCÉ.

« Pour se chauffer et faire à manger, on avait tout brûlé, y compris les vieilles chaussures et les vêtements usés, puis on en est arrivés à ma collection de disques: tous mes vinyles y sont passés, les raretés de Zappa, les albums de Bowie et de Nick Cave. La pochette flambait en quelques instants mais avec le plastique du vinyle, on pouvait espérer faire cuire 2 pains. » Amira Medunjanin s’arrête un instant, consciente que toutes les histoires de guerre racontées à un étranger ne restitueront jamais la cruauté de ces 4 années de Sarajevo assiégé(1). Quand la télévision montrait Sniper Alley où les habitants de la ville se faisaient moucher des collines par l’artillerie serbe.  » Tout ce que j’ai pu sauver du désastre, c’est une vingtaine de 45 Tours de sevdah, mais je ne savais absolument pas que je chanterais un jour ce répertoire, la vie est imprévisible. En 1993, au plus fort du siège de Sarajevo, Nick Cave devait venir ici avec les Bad Seeds, prendre un avion qui partait d’une base américaine à Francfort. Peut-être les Serbes le savaient-ils (sourire) mais ce jour-là et les suivants, ils ont pillonné et pillonné encore la ville. Cave n’a jamais pu décoller de Francfort.  »

Pionniers rouges

L’histoire d’Amira et celle de la Yougoslavie débutent conjointement en 1972. Le pays du Maréchal Tito est en pleine ouverture des non-alignés: le Croate charismatique qui a pu résister au rouleau compresseur russe depuis 1945 est au sommet de sa gloire de Fidel Castro méditerranéen. Le teint bronzé, il s’affiche aux côtés de vedettes de cinéma ou de stars du sevdah, musique dont les racines incertaines remontent au moins à l’occupation ottomane.  » Comme la plupart des gens de ma génération, je suis allée aux pionniers rouges, j’avais une cravate de la même couleur et un béret bleu. Tito était mon héros, il l’est toujours d’ailleurs (sourire). J’ai grandi dans cet esprit-là avec mes 2 frères et s£ur et mes parents. Mon père était ouvrier, il faisait bouillir la marmite, on était heureux. » Amira habite une banlieue de Sarajevo, symbole de la réussite du modèle yougoslave puisque la majorité bosniaque musulmane y vit en bonne compagnie des Serbes orthodoxes et des Croates catholiques. Amira va voir les concerts rock de Bijelo Dugme (Bouton Blanc), le groupe qu’un certain Goran Bregovic a fondé en 1974 à Sarajevo. Elle découvre aussi les films de Kusturica, est éblouie par son Do You Remember Dolly Bell?.  » Tout cela formait Sarajevo, on vivait dans un pays officiellement athée, ce qui n’empêchait pas ma grand-mère d’aller à la mosquée. Et puis, soudainement, j’ai 19 ans et je n’ai plus de pays.  » Vingt-cinq juin 1991: la Slovénie et la Croatie déclarent unilatéralement leur indépendance, renvoyant la Yougo de Tito (mort en 1980) aux oubliettes grises de l’Histoire. La guerre civile dope nationalismes et nettoyages ethniques -pas seulement du côté de Milosevic- et la belle ville idéalisée de Sarajevo se trouve encerclée par les forces serbes. Pilonnages, mitraillages, snipers. Plus d’électricité, plus d’eau, plus de courrier, des vivres au compte-goutte – » le café devient un rêve »– et l’arrachage sauvage de tout ce qui est bois pour le feu.  » On a fini par déménager de la maison où je dormais sur le charbon, au sous-sol, c’était devenu trop dangereux d’y rester. On est partis habiter un grand immeuble commun où les gens de 20 étages passaient leurs nuits ensemble, dans les caves, à la lueur des bougies. On utilisait les batteries des voitures pour produire de l’électricité. Et c’est là que je me suis mise à chanter pour ce public si particulier des nuits de Sarajevo: c’est horrible de penser qu’il faut dire merci à la guerre pour mon destin…  »

Alcool de prune

Quinze ans après les accords de Dayton(2), Amira nous amène sur l’une des collines de Sarajevo. Le spectacle de la ville, enfumée sous les rayons de soleil, a quelque chose d’irréel, jetant une lumière chaude sur 2 immenses cimetières. L’un évoque un c£ur allongé, congédié à jamais dans la peine. Amira nous guide dans le second, celui de Kovaci, où se trouve la tombe de son cousin, un simple pieu blanc, tué au plus fort de l’encerclement de Sarajevo, en 1993. L’un des 11 000 morts du siège. Le sevdah d’Amira vient aussi de là, de cette souffrance sans mot, impitoyablement livrée aux loups.  » La musique m’a d’autant plus libérée que ces chansons ont pour la plupart plus de 500 ans, et que les origines turques et arabes se sont mêlées à la Bosnie, terre traditionnellement au carrefour des invasions, entre ex-Empire austro-hongrois et mixtures orientales. Sevdah veut dire amour en turc.  » 2011 et Amira est devenue l’une des voix les plus en vue de la nouvelle génération, dans un improbable no man’s land entre le blues – » mais cela n’est pas pareil« – et le fado,  » dont on aimerait avoir le retentissement international. On m’a parfois appelé la Billie Holiday du sevdah, c’est lourd à porter, mais j’essaie de faire ce qu’elle a fait avec le jazz, amener ma musique dans les temps modernes. Eviter les trémolos vocaux anciens (sourire) . » Comme on peut l’entendre sur les albums d’Amira (chez Harmonia Mundi), les morceaux entourloupent les sens jusqu’à l’hypnose et traquent un spleen sur des mesures de piano élégant ou des raclements de contrebasse. Une mélancolie fatale allumée d’éclairs de jouissance, comme une morna du Cap-Vert arrosée à la Slivovica, alcool local gueule de bois à base de prune:  » Le sevdah parle des émotions les plus profondes, la jalousie, le désir, la passion, ce sont des histoires vraies, métaphoriques, gorgées de poésie, difficiles à traduire. Le sevdah n’a pas été créé sur le désespoir mais sur l’amour.  »

Couleurs yougos

Pendant la guerre, la culture devient la meilleure bouée de sauvetage comme en témoigne cette photo fameuse d’un violoncelliste prise dans les ruines de la Bibliothèque multicentenaire de la ville détruite en 1992. Des intellectuels comme Susan Sontag viennent à la rescousse, montent En attendant Godot en pleine guerre. Le rock ne reste pas indifférent via les Anglais qui instaurent le projet War Child en 1993: en septembre 1995, à destination de la Bosnie-Herzégovine, The Help Album est enregistré par Radiohead, Blur, Oasis, The Stone Roses, Paul Weller et d’autres, sous le patronage de Brian Eno. Le geste est à la fois fort et vain. De toute façon, la guerre vous poursuit au-delà du temps imparti. Amira:  » Ma s£ur avait fui le pays et après avoir été déportée en Croatie, s’était installée en Allemagne. Quand j’ai enfin pu la revoir après toutes ces années, en janvier 1996, elle, la professeur de langues des Balkans, multi-diplômée, était nettoyeuse dans un hôtel. » Amira devient chanteuse professionnelle de sevdah en 2002, et flambe très vite d’une réputation hors norme, d’abord dans les rangs de revivalistes célèbres, Mostar Sevdah Reunion, puis en solo. Son prochain disque, qui sortira à l’automne, a été réalisé avec Bojan Z, brillant pianiste franco-serbe, né à Belgrade en 1968. Il a été enregistré dans un petit village allemand, près de Leipzig, avec la complicité de Walter Quintus, qui a officié avec Kraftwerk, Bill Evans et Jan Garbarek. Une carrière internationale est en cours mais c’est bien les douleurs et couleurs de l’ex-Yougoslavie qui tissent ses fantômes. Comme Sarajevo, faisant pousser des shopping malls et des bars lounges entre ses facades trouées: ici, le folk ancien du sevdah côtoie sans ostracisme les mixs électros -Amira y a eu droit-, la variété kitsch ou la pop internationale. L’année dernière, Amira a chanté à Belgrade, devant un public majoritairement serbe:  » Les gens sont venus me dire combien les chansons de Bosnie et les Bosniaques leur manquaient, c’était extraordinairement émouvant. En même temps, on m’avait logée à l’Intercontinental, là où pendant la guerre, Arkan et ses criminels s’étaient installés. » La Yougoslavie persiste dans les mémoires alors que les preuves personnelles du passé s’estompent. Amira:  » Tous nos albums photos étaient restés à la maison, on n’avait pas pu les emmener et ils ont été détruits par les bombardements. Du passé, il ne me reste pas une image, rien…  » l

u (1) DU 5 AVRIL 1992 AU 29 FÉVRIER 1996.

u (2) SIGNÉS LE 14 DÉCEMBRE 1995, ILS METTENT FIN AUX COMBATS INTERETHNIQUES EN BOSNIE-HERZÉGOVINE.

u AMIRA EST EN CONCERT LE 16 AVRIL À BOZAR, WWW.BOZAR.BE

TEXTE ET PHOTOS PHILIPPE CORNET, À SARAJEVO

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