DES CENTAINES DE PHOTOS ANONYMES, OUBLIÉES DANS LES LIVRES REVENDUS CHAQUE JOUR AU PÊLE-MÊLE DU BOULEVARD LEMONNIER, SONT AFFICHÉES SUR SES MURS. UN ÉCRIVAIN EN CHOISIT UNE, S’EN EMPARE ET INVENTE SON HISTOIRE. CETTE SEMAINE: PHILIPPE TOME. CO-AUTEUR PENDANT QUATORZE ANS AVEC JANRY DE SPIROU ET FANTASIO, PÈRE DU PETIT SPIROU AVEC LE MÊME, CE BRUXELLOIS EST ÉGALEMENT UN FERVENT ADEPTE DU GENRE POLAR, ENTRE AUTRES AVEC LA SÉRIE SODA. UN GENRE QUI L’A À NOUVEAU INSPIRÉ, EN REMARQUANT LA PHOTO DE L’ACTEUR MICHAEL CAINE SUR LES MURS DE PÊLE-MÊLE…

Je crois que c’est à ce moment-là que pour la première fois j’ai eu cette envie de le tuer.

Il m’a fallu, si je compte bien, un mois et deux jours après avoir repéré et consciencieusement noyé de Guinness ce photographe dublinois qui le pistait partout, pour découvrir où Mic logeait pendant ce tournage irlandais. Une occasion en or. Ma chance de le voir en chair et en os, à un souffle à peine de moi.

J’aurais peut-être le temps de lui parler et de lui faire signer son portrait, bien qu’en soi, le paraphe m’importait peu. Le griffonnage au feutre sur le papier satiné n’est qu’un sésame, un rituel un peu trivial, mais incontournable qui permet à l’anonyme d’approcher son étoile. Dans le cas de Mic et moi, c’était ma chance d’accrocher quelques secondes, et en vrai, ce regard à la fois désarmant, malicieux et détaché, qui à l’écran semblait en même temps capable de consumer la toile et mon imagination.

Les stars authentiques ne méprisent jamais leur audience. Elles ont la sagesse, jusqu’à l’ultime soupir -fût-il exhalé sous les caméras- de se savoir infiniment redevables pour leur destin de privilégié. C’est une dette contractée auprès du public souverain qui les a un matin portées au faîte de leur gloire et qui, un soir, les abandonnera sans un remords. Ce désir obstiné de connaître ce destin magnifique, malgré la conscience aigüe que le triomphe est fugace, c’est ce qui rend la voie des célébrités si héroïque, si inutile et donc si sublime. Les usurpateurs, au contraire, s’imaginent légitimement touchés par le génie et récusent l’existence de cette inévitable soumission aux caprices des foules.

Ignorance. Vanité. Mépris. J’aurais sans doute lu ce mépris dans le regard de Mic si, ce soir-là, il avait eu le courage de croiser le mien. Mais, sans une parole, avant de grimper dans la limousine, il a levé une main molle et dédaigneuse signifiant: « De l’air! Je ne vous prêterai pas deux secondes de ma vie d’idole« . Et c’est bien à cet instant-là que, serrant dans mes poings dépités un feutre inutile et un portrait noir et blanc glissé dans l’édition 87-88 du Dublin’s Lonely Planet Visitor’s Guide, j’ai pour la première fois eu cette certitude que j’allais tuer Mic.

Ou plutôt, ce type minable qui se fait passer pour Mic. Car je ne m’y suis pas éternellement trompé. Ce rejet méprisable a eu sur moi l’effet d’un électrochoc. Une révélation: je n’ai pas toujours eu cette obsession idolâtre. J’ai réalisé que cela ne datait que d’après ma sortie de St Thomas’ Hospital. Convalescent, lorsque cherchant une histoire au fond de mes souvenirs et sous les bandes de gazes qui couvraient mon visage tuméfié par la chute dans les escaliers de l’Odeon Leicester Square Theater, je notai pour la première fois l’étrange ressemblance de mon faciès avec celui du comédien que Londres applaudissait dans la première de Hannah and her Sisters.

Mic. Inoubliable Mic. Même corpulence, même regard. Moi, vulgaire sosie, fan de Mic??? Non, évidemment!!! Je l’avais enfin compris: profitant de ma confusion dans l’ambulance ou aux urgences -que sais-je?- quelqu’un qui me ressemblait vaguement -un infirmier, un témoin?- avait bondi sur cette chance inespérée de changer de vie, de se substituer au véritable Mic, me laissant dans la peau d’un pitoyable fan pour vivre à ma place l’existence enviable du comédien adulé des foules. Convaincu que le traumatisme me laisserait incapable de démêler l’écheveau des véritables événements, il avait cru réussir! Malheureusement pour lui, Mic l’Usurpateur (peu importe son véritable nom) avait commis cette fatale erreur: refuser une dédicace à un « fan » qui lui ressemblait, sans doute terrorisé à l’idée d’être publiquement démasqué!

Et devant un photographe, en plus. À cet abruti de paparazzi alcoolique, il n’était pas surprenant que l’évidente similitude de physionomie ne fût pas instantanément apparue. Après tout, il n’était pas si rare autour des célébrités de voir un admirateur tenter, tant bien que mal, de singer en tout point apparence, démarche et expression, jusqu’aux inflexions verbales de son idole. Et dans mon cas bien sûr, c’est l’imposteur qui avait pris soin de s’affubler de cette paire de lunettes correctrices si subtilement excentriques qui constituait la clé de MA personnalité si charismatique.

Ma décision fut prise dans les 24 heures. Je me procurai aisément l’arme qui allait me permettre de mettre un terme à cette intolérable mascarade. J’achetai sans même marchander une copie tchèque redoutable d’un semi-automatique Walther PPK 9mm, à l’arrière du Old Sinn Féin Ale House, un bar du vieux Dublin connu pour ses accointances avec les éternels excités de Belfast.

Comme je m’y attendais et comme le confirmait la présence de cet infect paparazzi, Mic l’imposteur n’avait rien changé à ses habitudes, confiant dans l’efficacité de son subterfuge. J’avais répété mon texte: le moment venu, je me dresserais et logerais un projectile dans chaque rotule du méprisable simulateur en hurlant: « Avale-ça, misérable! Je suis venu reprendre ma vie! » et me rendrais aussitôt docilement aux autorités avec la certitude qu’à l’issue du procès qui verrait mon acquittement, la vérité éclaterait, propulsant ma notoriété à un sommet inédit.

Ma cible allait bientôt paraître. J’étais là, quasi serein, prêt à récupérer mon existence, serrant dans ma poche droite l’arme chargée et dans la main gauche le Dublin’s Lonely Planet Visitor’s Guide. Ce bouquin anodin contenait mon portrait fétiche en noir et blanc. J’ignorais encore qu’un badaud le ramasserait quelques instants plus tard, à côté de mon corps se vidant de son sang.

Il y a eu plusieurs détonations et j’ai eu, avant de m’écrouler, le temps d’apercevoir ce petit gros ridicule, au teint rougeaud, à l’expression épaisse sans la moindre trace de talent comédien, surgissant derrière moi, dans son déguisement approximatif sorti du dernier film de Mic, le regard exorbité derrière ses copies bon marché de lunettes excentriques, en train de décharger frénétiquement sur moi un fusil à pompe.

Il hurla comme un possédé, le corps tendu, figé et suintant le trac:

-« AVALE ÇA, MISÉRABLE! JE SUIS VENU REPRENDRE MA VIE! »

PAR PHILIPPE TOME

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