BENOÎT PEETERS SIGNE AVEC GUY SCARPETTA UNE VASTE MONOGRAPHIE CONSACRÉE AU CINÉASTE CHILIEN, L’AUTEUR DES MYSTÈRES DE LISBONNE PARMI QUELQUE 120 FILMS. ET RACONTE UN ARTISTE DÉFINITIVEMENT HORS-NORMES

« S’endormir dans un film et se réveiller dans un autre. » Cette maxime, Raoul Ruiz, disparu en 2011 à l’âge de 70 ans, l’avait adoptée pour principe de création, laissant une oeuvre dépassant l’entendement: quelque 120 films au bas mot, petits et grands, glorieux ou bricolés. « Cette formule le résume en effet assez bien, observe Benoît Peeters, écrivain, scénariste et cinéaste, le co-auteur avec Guy Scarpetta, romancier et critique à Positif notamment, de Raoul Ruiz le magicien, une vaste monographie arpentant la vie et la filmographie labyrinthiques du cinéaste chilien. Le cinéma était profondément pour lui du côté de la rêverie, qu’il avait envie de prolonger dans la vie. » Et d’en référer à un souvenir personnel: « Un jour que nous travaillions sur un scénario, Raoul a eu un accès de malaria -il l’avait contractée sur un tournage. C’était extrêmement spectaculaire, avec des poussées de fièvre, et des moments de délire, mais il continuait à parler du scénario, et la discussion dérapait parfois complètement. Cela restait du Ruiz, mais fiévreux comme un film de Buñuel, qu’il admirait beaucoup. Il a prolongé, par certains côtés, La Mort en ce jardin ou La Fièvre monte à El Pao, où Gérard Philipe avait des accès de fièvre et de délire. Mais c’était un délire assez joyeux, avec parfois des films où le spectateur se sentait un peu sur le bord du chemin, ne saisissant que des fulgurances, et d’autres où Ruiz nous entraînait vraiment dans son délire, comme dans Trois vies et une seule mort, l’un de mes préférés. » Et sans conteste l’un de ses plus aboutis.

Une vie tel un film

Raoul Ruiz, Benoît Peeters l’a fréquemment côtoyé après qu’ils avaient sympathisé à l’orée des années 80, à l’occasion d’un séminaire organisé par la Cinémathèque à Rossignol, au coeur des Ardennes. « J’ai toujours été frappé par la qualité de sa conversation, l’intelligence et l’originalité de sa réflexion sur le cinéma, mais aussi par ses qualités de conteur. Si bien que régulièrement, je prenais le micro pour enregistrer ces échanges. »

Recelant de passionnantes considérations sur le 7e art, les entretiens réunis dans l’ouvrage retracent encore l’enfance et les débuts de Ruiz, un parcours où affleure très tôt une dimension romanesque, au point que sa vie aurait fort bien pu faire l’un de ses films. « Sa vie s’est disséminée, mais il n’a jamais rien fait de directement autobiographique, observe Peeters. Même si certains films chiliens des dernières années le sont un peu plus, avec les légendes et les personnages de son enfance. » Son imaginaire, lui, allait se nourrir des voyages faits très tôt avec son père, capitaine dans la marine marchande, mais aussi d’un héritage culturel chilien prédisposant sans doute aux fantasmagories qu’il affectionnait –« son imagination se mettait en route à partir de petits riens. On le sent encore dans son dernier grand film, Mystères de Lisbonne, son chef-d’oeuvre, où les récits surgissent sans arrêt au milieu d’autres. On s’y perd un peu, mais on y est bien, glissant d’histoire en histoire. J’espère que ces conversations donnent une idée de l’homme qu’il était, et de son tempérament d’artiste, avec en même temps quelque chose allant au-delà de l’anecdote: très vite, chez Raoul Ruiz, on est dans la réflexion. Il passe de la fiction la plus débridée à une analyse du cinéma extrêmement originale, une critique des conformismes, et aussi une sorte d’éthique de la débrouillardise. Le monde du cinéma aime se plaindre « Mon dossier est en attente », etc. Ruiz, entre deux films, en tournait un autre. Et quand il n’avait pas d’argent, il faisait des films avec rien. Il n’était pas du tout gêné de passer d’un film coûteux, une grande production avec John Malkovich, Catherine Deneuve ou Marcello Mastroianni, à un film avec des étudiants ou des amateurs. Il n’avait pas du tout l’impression de déchoir. Ce qu’il aimait plus que tout, c’était tourner. »

Bien partout, chez lui nulle part

Une frénésie dont sa filmographie, pléthorique, tend le reflet. Et une disposition qui devait le conduire à ne pas se laisser affecter outre mesure par les projets restés inachevés, occupé qu’il était déjà à travailler à ceux à suivre. « N’oublions pas qu’il y a eu très tôt chez lui l’expérience de l’exil, rapporte à ce propos Benoît Peeters. Il était un cinéaste assez en vue au Chili sous l’Unité Populaire, et avait, entre 1971 et 1973, des responsabilités importantes et beaucoup de projets. Le coup d’Etat et l’exil qui a suivi l’ont contraint à laisser tous les films en plan. A partir de là, il s’est installé, d’abord en Allemagne, brièvement, et puis à Paris dans une idée de la précarité. Il n’a plus jamais eu de véritable chez lui, ce qui a été une chance: il n’avait plus de langue à lui et, du coup, il pouvait tourner un peu partout. Quand il s’est lié d’amitié avec le producteur Paulo Branco, à la fin des années 80, le Portugal, dont il ne parlait pas spécialement la langue, est devenu un pays de plus. A un moment, il a enseigné en Ecosse, à d’autres aux Etats-Unis. On a l’impression qu’il était à la fois bien partout, adaptable, et chez lui nulle part. Peut-être que les films inachevés font partie de ce système où, de toute façon, on a été séparé de quelque chose. »

Si leurs conversations brossent le portrait fascinant d’un cinéaste n’aimant rien tant que les vagabondages de l’esprit, Peeters a aussi côtoyé Ruiz au travail. Parmi leurs travaux communs, Transpatagonien, un roman écrit à quatre mains, et La Chouette aveugle, film dont il cosignait le scénario avec le cinéaste en 1987, d’après le roman éponyme de Sadegh Hedayat et El Condenado Por Desconfiado, de Tirso de Molina. « Nous avions deux tempéraments vraiment à l’opposé, se souvient-il. Lui, c’est un baroque pur, et moi, j’ai plutôt un esprit « ligne claire » ou classique, un goût des structures. Mon travail consistait moins à apporter des idées qu’à organiser les siennes. Il ne cherchait pas des gens qui le concurrençaient sur le plan de l’imagination, c’était vain. (…) Et puis, j’ai eu la chance de voyager avec lui au Chili, et j’ai compris aussi des choses, les gens qu’il côtoyait, l’organisation ou la non-organisation de la vie, une société moins structurée. Il raconte, dans nos entretiens, qu’il lui a fallu aller en Europe pour comprendre le sens du mot « stress ». Il ne savait pas ce que c’était: les journées étaient ouvertes, on pouvait faire une chose et une autre, entrer dans un cours, en sortir, aller au théâtre, démarrer un film, ce n’était pas une société soumise à une pression d’efficacité. Mais ne mettons pas tout Raoul Ruiz sur le compte du tempérament latino-américain: c’était quand même un Latino superlatif. »

Des films-rêves

Invitée, comme d’autres comédiens, à évoquer sa collaboration avec Ruiz, Arielle Dombasle, qui joua dans Fado majeur et mineur, Trois vies et une seule mort, Le Temps retrouvé et Les Ames fortes, situe le paroxysme de son art dans « les temps qui s’entremêlent, comme s’entremêlent les vivants et les morts, les personnages et leurs doubles (comme dans les récits de Borges, de Rulfo, de Cortázar, de Fuentes) -tout cela en tirant parti de l’accident… » Benoît Peeters abonde dans le même sens: « Il y a toujours chez lui des plans de réalité qui interfèrent. La réalité n’est pas une, elle est profondément divisée, comme si entre deux plans, à l’instant où on les colle, il y avait à chaque fois une porte qui s’ouvrait sur un autre monde. La linéarité d’un film, d’un récit ou même du rapport au monde ne lui suffit pas. L’idée des personnalités multiples, des mondes parallèles est naturelle pour lui, comme celle de l’onirisme qui communique instantanément avec le réel, parce qu’au fond, ce n’est pas tellement qu’il y a des rêves dans les films de Raoul Ruiz, mais ses films fonctionnent comme des rêves. » Se perdre dans sa filmographie, comme y invite cette monographie, c’est en avoir la démonstration, que Ruiz adapte de manière on ne peut plus personnelle Proust dans Le Temps retrouvé ou qu’il s’attelle au portrait de Klimt dans son film éponyme, peut-être l’un des plus beaux jamais tournés par un cinéaste définitivement hors-normes…

RENCONTRE Jean-François Pluijgers

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