JEAN-CHARLES HUE, LE RÉALISATEUR DU FORMIDABLE MANGE TES MORTS,FILME LES MARGINAUX D’UNE SOCIÉTÉ QU’IL VOMIT.

Le petit chapeau fait penser à Audiard (Jacques), les grosses bagues argentées à Depp (Johnny). Mais le discours de Jean-Charles Hue, tout comme son cinéma d’ailleurs, ne ressemble qu’à lui-même! Physique, radical, mythique, habité, extraordinairement intense. Mange tes morts (lire la critique page 33) est de ces films qui percutent fort, très fort même. Joué comme La BM du seigneur par la « tribu » des Dorkel, semi-nomades yéniches et acteurs non professionnels, ce nouveau long métrage se lance à folle allure entre fiction proche du cinéma de genre et ancrage dans le réel d’une famille à la marge. Hue donne à ses personnages hors la société, hors-la-loi même pour certains, une dimension épique, mythique, telle qu’en rêvait un Robert Guédiguian pour les ouvriers de ses propres films. Le réalisateur de Marius et Jeannette était justement à la remise du Prix Henri Langlois à Jean-Charles Hue, la veille de notre entretien avec ce dernier. Mais nous y reviendrons…

« Le cinéma permet de placer au centre de l’image des gens dont on ne parle pas, qu’on ne montre pas, qu’on ne voit pas, déclare le réalisateur de Mange tes morts. Le cinéma français des années 30 a été le premier à exalter des personnages populaires, prolétaires, jusque-là invisibles. J’adore ce cinéma, La Belle Equipe, Jean Renoir, Le Jour se lève… Aujourd’hui, il y a d’autres « invisibles ». Les gueux de notre temps. C’est eux que je filme. Frédéric (Dorkel, acteur principal de Mange tes morts, ndlr) est dans le film tel qu’il aimerait être dans la réalité. Logique, car quelque part je les filme, lui et les autres, comme moi j’aimerais être. Tout ça est de bonne justice, non? » Hue pousse les choses au-delà du cinéma ouvrier qu’il admire. « Ça part de plus loin, précise-t-il, quand on voit Frédéric en gros plan, ça a quelque chose de troublant, de dérangeant, ce n’est pas comme quand on voit Jean Gabin, avec sa belle gueule, ou Depardieu. C’est un vilain, un gueux. Et pourtant il va vivre devant nous un parcours tel qu’en a fait Ulysse. C’est pasolinien, aussi… »

Les terrains vagues de la banlieue romaine d’Accatone, le premier (et le meilleur) film de Pasolini, viennent en effet à l’esprit devant ceux où se sont installés les héros de Mange tes morts, dans le nord de la France. « Je ne suis pas fan de tous ses films, mais Accatone c’est le summum! Il choisit pour héros des gens abandonnés de tout, ignorés, de la vie desquels la société ne veut rien connaître. Bien sûr les choses ont changé, aujourd’hui. Les banlieues à problème, l’Etat s’en occupe… ne serait-ce que de peur qu’elles explosent… » Une dernière phrase prononcée avec ironie, par un Jean-Charles Hue qui ne cache pas sa révolte.

L’humanité

« Je suis trop en colère, poursuit le cinéaste, pas d’une de ces colères d’artiste mais une vraie colère, qui me pèse physiquement… Hier, j’ai reçu le Prix Langlois, des mains de personnes que je respecte. Mais le milieu culturel est aussi le milieu du fric, et pour s’en arranger, on y voit le monde d’une certaine façon. On s’y dit attentif au peuple et on fait en même temps tout pour ne pas avoir à le rencontrer. Je les regardais, hier, les réalisateurs, acteurs et actrices. Ils sont complètement azimutés, totalement à la masse! Ils vivent dans des bulles. Ils sont bien sûr contre le racisme. Comme ces footballeurs extrêmement bien payés qui font campagne à la télévision pour nous dire qu’il faut dire non au racisme. Bâtards de mort! Qui t’es, toi, pour me dire ce que je dois penser? Moi j’habite à Epinay, au milieu des tours. Et si je devais avoir des propos racistes, que ce soit bien ou mal, j’y suis, et mon racisme sera toujours plus légitime que ton antiracisme! Va toucher tes millions, va rouler en Ferrari, va sauter des bimbos stupides avec des beaux culs autour de ta piscine. Mais épargne-moi ta morale de merde! Ou sinon viens vivre chez moi pendant deux mois et on verra ce que tu diras quand ils auront brûlé ta putain de Ferrari…  »

Des mots directs, brutaux, comme le sont les images d’un Mange tes morts défiant tout confort intellectuel et imposant une « physicalité » féroce. La solitude du western, l’âpreté du film noir, ses deux genres préférés, Hue les fond au métal brûlant d’un film osant « la fusion du réel et de la fiction, du fantasme et du quotidien, bref le cinéma, le cinéma qui sauve! » Et de célébrer le cousin américain de Fred Dorkel, Travis Bickle dans Taxi Driver, »un mec qui normalement ne vaut pas le coup, un trou-du-cul. En en faisant un putain de héros mythologique, en le sauvant, Scorsese et De Niro sauvent l’humanité!« , clame le réalisateur français. « Il faut filmer les gens, les personnes, conclut-il, telles qu’ils sont, il faut parler d’eux, de leur misère, de ces clés que sont l’argent, la connaissance, le pouvoir, la culture… Toutes ces clés qu’ils n’ont pas. Quand on n’a pas les clés, on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a. Généralement avec maladresse, et brutalité. On n’a pas les mots, alors on passe très vite à l’action… Laissez-les prendre le XXIe siècle en pleine gueule, laissez-les à l’abandon du chômage, de la crise, du mépris (ce ne sont que des « petits Blancs hétéros »), enlevez-leur ce qui leur reste de fierté, de respect! Et arrêtez de vous étonner que 30 % des électeurs votent Le Pen… »

RENCONTRE Louis Danvers

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