ILS N’ONT PAS FORCÉMENT DE NOM OU DE VISAGE MAIS VOUS AVEZ OBLIGATOIREMENT ENTENDU CES MUSICIENS MERCENAIRES QUI ÉCRIVENT DANS LES COULISSES L’HISTOIRE DU ROCK.

Le 27 juin 2002, suite à une consommation de cocaïne, le bassiste des Who meurt à Las Vegas d’une crise cardiaque. Trente-huit ans après ses débuts dans l’emblématique groupe anglais, John Entwistle lâche inopportunément ses camarades à la veille du premier concert d’une conséquente tournée américaine. Le 1er juillet 2002, les Who se produisent devant les 17 000 spectateurs du Hollywood Bowl: à la basse, Pino Palladino qui, en moins de 3 jours, a englouti les monstrueuses partitions d’Entwistle. Ce Gallois, né en 1957, est l’un des musiciens de studio (et de scène) les plus renommés du genre sur un marché international dominé par les Anglo-Saxons. Rapidité, faculté d’adaptation, équilibre entre touche perso et fidélité au modèle original, Palladino est de l’espèce des grands caméléons, recherchés pour leur potentiel transformiste: ces 30 dernières années, Pino a joué avec Gary Numan, Paul Young, Peter Gabriel, Pete Townshend, Phil Collins, Don Henley, Paul Simon mais aussi toute une clique (neo) soul, incluant Chaka Khan, D’Angelo, Bilal et Erykah Badu. Nourri des premiers et essentiels Stevie Wonder ( Talking Book), Palladino fait aujourd’hui partie des Who. Le requin a rejoint l’océan. Et continue à « faire des sessions ».

Le cas Motown

Au départ, l’affaire est essentiellement américaine puisque les Etats-Unis sont les premiers à initier une véritable industrie musicale et des studios appropriés. Dans les années 20, on trouve le même casting d’instrumentistes dans les B.O. hollywoodiennes, les formations Big band et l’adaptation des standards populaires. En zone rock, Elvis Presley, particulièrement à partir de la fin des sixties, déboule à l’improviste en studio où un casting de musiciens l’attend, parfois depuis la veille…  » Felton (le producteur, ndlr) souhaitait qu’ils soient en train de jouer lorsqu’Elvis ferait son entrée dans la pièce: il voulait qu’ils créent une ambiance positive, leur dit-il, ce que tout le monde trouva un peu étrange mais pas plus bizarre que l’escorte de béni-oui-oui qui pénétra dans le studio en même temps qu’Elvis » (1). Certains des musiciens viennent de Muscle Shoals en Alabama qui va enfanter la section rythmique du même nom, présente sur plus de 75 disques d’or et de platine US dans les années 60-70. Cette Muscle Shoals Rhythm Section groove tellement bien que le label Stax envoye ses perles noires Wilson Pickett et Aretha Franklin enregistrer avec ces musiciens blancs, égaux en soul/funk divinatoire. Initialement, Stax construit ses fondations sur Booker T. & The M. G’s, formation au son gras alluvionnaire conféré par l’orgue de Booker T. Jones et la guitare du mirifique Steve Cropper. Racialement mixte, le groupe tire son meilleur jus rhythm’n’blues en compagnie d’Otis Redding, Sam & Dave ou Bill Withers. Avec Motown, autre producteur de musique (noire) essentielle, le processus va plus loin encore: Berry Gordy a l’idée d’employer un groupe maison qui va enregistrer la quasi intégralité des chansons motowniennes sorties entre 1959 et 1972, date où la compagnie quitte Détroit pour L.A.. The Funk Brothers incorpore une douzaine de musiciens, qui jouent sur des dizaines de chefs-d’£uvre, notamment My Girl, Baby Love, Papa Was A Rollin’Stone ou I Heard It Through The Grapevine. Assez symptomatique du sort réservé à cette caste d’anonymes, The Funk Brothers ne seront pas crédités sur les disques Motown avant la parution du What’s Going On de Marvin Gaye en 1971 (…). Alors qu’ils ont déjà décroché plus de Numéro Un que les Beatles, les Stones, Presley et les Beach Boys réunis, dixit le documentaire Standing In The Shadows Of Motown sorti en 2002.

Les frontières entre discrétion et notoriété sont poreuses. Ainsi The Wrecking Crew, groupe d’une cinquantaine de musiciens de studio de Los Angeles. Parmi eux, la bassiste Carol Kaye (1935) qui revendique plus de dix mille sessions pour Phil Spector, Brian Wilson, Simon & Garfunkel ou Quincy Jones. C’est elle qui joue (de la guitare) sur La Bamba de Richie Valens! Si Kaye est une inconnue célèbre, d’autres habitués de studio se prennent un coup de gloire: parmi ceux du Wrecking Crew, Leon Russell et plus encore Mac Rebennack deviendront des rock stars, ce dernier sous le nom de Dr. John. L’emblème du genre reste néanmoins Jimmy Page: avant de lancer Led Zeppelin en 1968, il enchaîne sous le pseudo de Little Jim des centaines de sessions, y compris pour les Who et les Kinks débutants, mais aussi pour Françoise Hardy, Eddy Mitchell, Johnny Hallyday et Polnareff pour La poupée qui fait non. A notre connaissance, Page ne joue sur aucun disque d’Adamo ou Will Tura. Justement, depuis 30 ans, les studios ixellois de l’ICP ont vu défiler des centaines de groupes -de Cure à Puggy- et plusieurs générations de session men. « Sauf que ce sont toujours les mêmes que dans les années 80, les Nicolas Fiszman (lire par ailleurs) , Kevin Mulligan, Evert Verhees… « , explique le patron du lieu, l’Américain John Hastry.  » Il y a moins de musiciens de studio qu’avant à cause de l’avènement du Pro Tools (station de production digitale, ndlr): les gens bouclent le travail dans la machine, mais cela ne sonne absolument pas comme une session où les musiciens jouent le morceau du début à la fin, avec leur son, leurs capacités. » Si John connaît un peu la nouvelle génération, par exemple le violoniste Nicolas Stevens ou le violoncelliste Jean-François Assy -les 2 ont entres autres bossé pour Sheller et Bashung-, c’est aussi parce que les musiciens belges sont d’une excellence particulière,  » ayant été nourris pas des radios bien plus ouvertes sur le monde qu’en France ou en Allemagne ». Si les Anglais de passage à l’ICP n’embauchent guère de locaux – » ils pensent toujours que, musicalement parlant, le Continent n’existe pas »-, John avoue avoir fantasmé sur la méthode Motown, où, des auteurs compositeurs aux session men, tout était  » fait maison… Comme chez Stax ou, d’une autre manière, avec le Wrecking Crew. Mais ici, l’exiguïté du marché ne le permettait pas.  » Son plus beau souvenir de session? « Quand Bashung est venu enregistrer la chanson américaine Blue Eyes Crying In The Rain. Il avait essayé, sans succès, de la boucler à Memphis. Et c’est ici, avec Kevin Mulligan, Bruxellois du Kentucky, et Nicolas Fiszman qu’il l’a réussie. J’étais là, c’était magique. « 

(1) PETER GURALNICK DANS SON REMARQUABLE CARELESS LOVE (LE CASTOR ASTRAL)

TEXTE PHILIPPE CORNET

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