Philippe Elhem
Philippe Elhem Journaliste jazz

SOUVENT MÉSESTIMÉS, LES ENREGISTREMENTS FANTASYDE BILL EVANS COMPTENT POURTANT PARMI LES PLUS RICHES ET DIVERSIFIÉS DE SA CARRIÈRE.

Bill Evans

« The Complete Fantasy Recordings »

FANTASY FAN-37012-02 (UNIVERSAL)

8

De Keith Jarrett, Herbie Hancock et Chick Corea à Brad Meldhau, en passant par une majorité de pianistes européens apparus depuis la fin des années 60 (Bobo Stenson, Michel Petrucciani, Enrico Pieranunzi qui lui consacra un livre, Stéphan Oliva et d’autres encore), tous doivent quelque chose à l’art prégnant de Bill Evans. Décédé en 1980 à l’âge de 50 ans, conséquence fatale de son addiction aux drogues dures, Evans a amorcé la révolution de l’art du piano jazz avec le premier album enregistré en compagnie du contrebassiste Scott Lafaro et du batteur Paul Motian au Village Vanguard en 1959 (Portrait in Jazz). Il l’a menée à terme deux ans plus tard avec ceux captés dans le même lieu (réunis dans The Complete Live at the Village Vanguard 1961) en compagnie des mêmes musiciens. Si quatre mois s’écouleront après la mort de Scott Lafaro avant que le pianiste ne se décide enfin à rejouer, il lui faudra attendre la dernière année de sa vie pour qu’il retrouve pleinement l’ivresse et l’exaltation éprouvées avec cette formation où les trois musiciens dialoguaient dans un rapport parfaitement égalitaire. L’énorme influence (même indirecte) que Bill Evans continue d’exercer de nos jours sur une très grande partie des pianistes jeunes et moins jeunes découle directement de ces sessions. La nouvelle voie qu’il emprunte à ce moment-là rompt, en effet, avec le piano bop et son archétype représenté par Bud Powell -que Bill admirait, par ailleurs, énormément. La pratique et la connaissance intime de la musique classique et de ce qui lui succéda (avec une prédilection pour les impressionnistes français) liés, dès 1956, à la découverte de la modalité via George Russell, vont l’amener à inventer une approche neuve du piano dans le jazz et, accessoirement, faire de lui le meilleur lieutenant de Miles Davis lors de la révolution (modale) de Kind of Blue dont il fut l’un des principaux artisans. Si l’on y ajoute l’originalité de ses « voicings » (choix de notes permettant de ré-harmoniser une mélodie à partir de sa grille d’accords), on tient là, avec le Canadien Paul Bley, le plus grand pianiste de jazz de l’ère moderne.

Les onze sessions d’enregistrements pour le label Fantasy réunis dans cette réédition miniaturisée du coffret de 1989 couvrent la période 73-79 et précèdent immédiatement la création de son ultime et formidable trio avec Marc Johnson et Pat LaBarbera. L’écoute des huit CD et de leurs 98 plages complétés par un neuvième contenant une interview du pianiste se montre aussi passionnante (à quelques exceptions près) que l’ensemble de sa production réputé supérieur. Les duos avec Eddie Gomez sont de grande classe, les trios (dont un concert inédit à Paris) sensibles et passionnants -surtout lorsque le batteur Elliot Zygmund succède à Marty Morel. Les plages en solo d’Alone (Again) restent toujours aussi fascinantes alors que l’ajout de Warne Marsh et Lee Konitz au trio (sur Crosscurents) est bien plus qu’une curiosité. Restent les titres où il utilise le piano électrique (un contresens), les duos avec Tony Bennett (que l’on adore ou exècre) et une autre tentative en quintette décevante malgré les instrumentistes qui le composent. Soit les quelques scories d’un coffret incontournable pour les amateurs d’un musicien voué à créer chez l’auditeur une forme d’émotion (intellectuelle mais pas seulement) qui se renouvelle à chaque écoute.

PHILIPPE ELHEM

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