TROUBLES DE L’ADOLESCENCE, MISÈRE SOCIALE ET AFFECTIVE, VIOLENCE À TOUS LES ÉTAGES: L’AMÉRIQUE S’EST REGARDÉE DANS LE MIROIR DU CINÉMA À DEAUVILLE, ET SON REFLET FAIT UN PEU PEUR À VOIR. TOUR D’HORIZON D’UNE ÉDITION ANNIVERSAIRE COULEUR GRISAILLE TRAVERSÉE PAR QUELQUES SALUTAIRES COUPS D’ÉCLAT.

Le 40e Festival du Cinéma Américain de Deauville s’est ouvert à Bad City, ville fantôme iranienne hantée par une vampire-justicière en tchador dans A Girl Walks Home Alone at Night d’Ana Lily Amirpour, tout premier film de la sélection officielle, pour se refermer, une grosse semaine plus tard, à Sin City, ville du péché gangrénée jusqu’au trognon dans le Sin City: A Dame to Kill For du tandem Rodriguez-Miller, qui faisait la clôture hors compétition. Des parenthèses qui synthétisent à elles seules deux des tendances majeures de cette édition anniversaire: l’omniprésence de la violence sur les écrans et le recours massif au cinéma de genre afin de l’illustrer.

Film d’espionnage post-11 septembre où police et services secrets ne font pas forcément bon ménage (A Most Wanted Man d’Anton Corbijn), thriller sanglant aspirant bien malgré lui un bon père de famille couillon dans un tourbillon de crasses représailles (Cold in July de Jim Mickle), conte de fées noir et acide shooté aux étranges créatures de la nuit (A Girl Walks Home Alone at Night d’Ana Lily Amirpour), trip SF orchestrant une valse-hésitation entre raison et émotion (I Origins de Mike Cahill), film de fantômes (Jamie Marks is Dead de Carter Smith) ou bien d’horreur (It Follows de David Robert Mitchell)… La compétition deauvillaise n’a cessé en effet de muter d’un genre à un autre pour habiller la violence -morale comme physique- latente de son propos.

A moins qu’elle ne s’y confronte dans l’emballage spartiate du réalisme le plus frontal. Comme dans Things People Do de Saar Klein (monteur chez Terrence Malick), illustration sévèrement plombée du passage du côté obscur de la force d’un honnête homme sans emploi: mensonges, braquages, délitement familial et visage brûlé à l’acide à la clé. Ambiance… Ou encore dans War Story de Mark Jackson, accompagnant une photographe brisée qui tente en vain de panser les blessures psychologiques infligées par la guerre, et Uncertain Terms de Nathan Silver, portrait groupé de futures filles-mères désoeuvrées où pèsent encore de tout leur poids jalousie, tromperie et crise existentielle. Deux films, parmi d’autres, à ce point occupés à dépeindre la misère humaine qu’ils en frisent la complaisance pure et simple. Avec ce sentiment un poil dérangeant que la compétition d’un festival de cinéma digne de ce nom doit désormais forcément refléter l’horreur du monde contemporain, le plus souvent dépeint comme une implacable machine à broyer des vies. Peut-être pour compenser la débauche parfois indécente de strass, de luxe et de paillettes qui, comme à Cannes, ne se fait faute d’entourer l’événement?

Un événement dont l’un des grands mérites est par ailleurs, sans doute, la principale faiblesse. En composant quasi exclusivement sa sélection officielle de premiers films, ou à tout le moins d’oeuvres de cinéastes peu accomplis, le festival normand fait en effet le pari, osé, de miser sur l’avenir, de révéler, ou en tout cas de donner leur chance à des auteurs en devenir, hypothétiques grands talents de demain qui tâtonnent encore maladroitement dans l’antichambre de la maturité. D’où une volée de propositions objectivement inabouties, bancales voire ratées, indépendantes par pose plutôt que par nécessité, et s’avançant sous une chape de solitude et de désolation -on ne parle bien sûr pas ici des nouveaux films d’Anton Corbijn et de Gregg Araki, A Most Wanted Man et White Bird in a Blizzard, dont on se demande à vrai dire encore ce qu’ils faisaient en compétition, tant ils semblaient boxer dans une toute autre catégorie.

La fin d’un rêve

Violent toujours, et inscrit dans une veine purement horrifique, le It Follows de David Robert Mitchell -déjà responsable il y a quatre ans d’un très joli Myth of American Sleepover, chronique sensible d’un été finissant où plusieurs soirées pyjamas cristallisaient les émois amoureux et la montée de sève de la jeunesse gauche et hésitante de Détroit- ouvrait quant à lui vers une autre tendance marquée, la plus intéressante, de la compétition: l’exploration des affres de l’adolescence. Hommage inspiré à quelques pères spirituels du jeune cinéaste, Jacques Tourneur et son Cat People en tête, ce deuxième long métrage formellement hyper maîtrisé plonge une poignée de teenagers dans un cauchemar éveillé, un virus sexuellement transmissible les confrontant à des visions d’horreur auxquelles ils semblent ne pouvoir échapper. S’il est tentant de ne voir là qu’une métaphore à peine voilée du spectre du sida, le film parle avant tout de transformation: d’adolescents en adultes, d’êtres humains en monstres, de jeunesse éternelle en mort en sursis.

La sélection deauvillaise au sens large faisait donc la part belle aux coming-of-age movies, actant la dissolution inexorable de l’innocence enfantine dans le grand bain trouble de l’adolescence, moment de basculement définitif. Ainsi de Jamie Marks is Dead, du photographe Carter Smith. Soit l’histoire d’un jeune mec perturbé en proie aux apparitions du fantôme d’un ex-camarade de classe, nerd coutumier des brimades au look d’Harry Potter de province dont le corps a été retrouvé aux abords d’une rivière façon Laura Palmer. Un drame psychologique certes très premier degré mais qui rend bien une certaine mélancolie morbide propre à l’âge des possibles.

D’adolescence, de deuil et de fantôme, il en était encore beaucoup question avec la présentation, on y revient, du onzième long métrage de Gregg Araki, White Bird in a Blizzard, adaptation du roman de Laura Kasischke. Prenant pour cadre une banlieue pavillonnaire de la fin des années 80, le film tire le portrait d’une jeune femme (Shailene Woodley, en pleine ascension) embrouillée par la disparition aussi soudaine qu’inexpliquée de sa mère (Eva Green), point de départ d’un lézardage brillamment orchestré de la normalité américaine. Largement moins trash et allumé qu’à l’époque de sa Teenage Apocalypse Trilogy, Araki ne s’empare pas moins de son sujet en y appliquant sa propre grammaire cinématographique, et son style unique, beau et toc à la fois, glissant trouble, étrangeté et perversion au coeur de son récit dramatique, et signant là son film le plus abouti depuis Mysterious Skin (2004). Une chronique eighties drôle et sensible, kitsch et grotesque, auscultant non sans malice les déviances qui sommeillent sous la surface des choses et des êtres.

Last but not least, le Whiplash de Damien Chazelle (lire son portrait par ailleurs), grand gagnant de cette 40e édition, tirait pour sa part le portrait d’une adolescence rongée par l’ambition, tendant vers le succès jusqu’à l’autoflagellation, à travers le destin d’un jeune batteur de jazz déterminé jusqu’à l’obsession. L’occasion d’interroger la pertinence même de la notion de succès, arbitraire voire destructrice. Et de se dessiner, en filigrane, ce qui restera sans doute comme la préoccupation majeure de cette édition anniversaire: le dézingage en règle du rêve américain, cette vieille antienne qui, à Deauville, en a pris plein les dents…

TEXTE Nicolas Clément, À Deauville

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