RENCONTRE, DANS SES STUDIOS DE STOCKHOLM, AVEC ROY ANDERSSON, CINÉASTE SUÉDOIS À L’UNIVERS INSOLITE ET DÉSENCHANTÉ, QUI APPORTE AVEC A PIGEON SAT ON A BRANCH… , LION D’OR À LA DERNIÈRE MOSTRA DE VENISE, UN POINT D’ORGUE MAGISTRAL À SA TRILOGIE SUR LA CONDITION HUMAINE.

« Un whisky? » Roy Andersson accueille, jovial, dans l’espace-cuisine du Studio 24, sa structure de production indépendante, installée dans une vaste maison de maître de Östermalm, à quelques blocs du Théâtre dramatique royal de Stockholm. L’heure étant encore matinale, on opte prudemment pour un café, avant d’accompagner le maître des lieux dans son bureau. La première impression est à un fouillis indescriptible, les étagères apparaissant saturées d’ouvrages divers -Camus, Shakespeare, Malraux, Ivar Lo-Johansson…, sans parler de monographies de Daumier, Balthus ou Ensor- débordant vers une table à l’identique, où journaux, bouquins, pièces de monnaie, CD (le Ziggy Stardust de Bowie, The Hellacopters…), cartes de crédit ou autres paires de lunettes dépareillées, se disputent des centimètres comptés –« je n’ai jamais le temps de mettre de l’ordre », s’excuse-t-il, dans un large sourire.

Rangement, rencontres -celle-ci s’étendra sur près de deux heures, un confort renvoyant à une autre époque-, tournages jouant les prolongations: dans un monde qui n’en finit plus de cavaler, Roy Andersson est passé maître dans l’art de laisser le temps au temps, le réalisateur suédois n’ayant jamais livré que cinq longs métrages en une bonne quarantaine d’années. Sept ans séparent ainsi chacun de ses trois derniers films, les Songs from the Second Floor (2000), You, the Living (2007) et, aujourd’hui, A Pigeon Sat on a Branch Reflecting on Existence, qui lui ont valu une notoriété internationale, validée de Cannes à Venise, où il obtenait le Lion d’Or en septembre dernier. Non sans composer une trilogie on ne peut plus fascinante sur la condition humaine, ce sujet qui n’a cessé de l’obséder. « Etudiant, je souhaitais devenir écrivain, et la condition humaine m’intéressait forcément. L’Etranger de Camus était l’un de mes livres de chevet, et plusieurs scènes de mes films y font directement écho. J’avais d’autres aspirations, lorsque le cinéma m’a rattrapé. » Le Septième art connaît alors une période particulièrement faste, en effet, et Andersson passe la fin des années 50 et la décennie suivante à s’imprégner de ces vagues déferlant de Russie, Pologne et Tchécoslovaquie, sans oublier l’Italie ou la France. « Ce qui m’a fait préférer la réalisation à l’écriture, ce sont vraiment les films que j’ai vus à l’époque », apprécie-t-il, citant pêle-mêle Wajda, Forman, Visconti, Menzel, Godard ou Truffaut. Bergman? « Sa reconnaissance est méritée, et il est responsable du respect dont a bénéficié le cinéma suédois, mais personnellement, je n’aime vraiment qu’une poignée de ses films: Persona, Le Silence, Les Communiants et quelques autres… »

Abstraction et subversion

Ses premiers pas de cinéaste, Andersson les accomplit sans s’écarter de cette approche classique, assortie d’une narration linéaire, qu’il récuse aujourd’hui. « Je m’en suis tenu longtemps à un style réaliste, observe-t-il avec le recul. Cela correspondait au langage cinématographique tel qu’il avait cours à l’époque à de rares exceptions près, mais aussi au fait, lié peut-être à mes origines ouvrières, que le réalisme, et le réalisme social, me semblaient être les seules formes de représentation valables. Les autres expressions étaient, à mes yeux, l’apanage des classes huppées, j’y voyais de l’art petit-bourgeois. C’est grâce à Fellini, et des films comme Roma, Amarcord ou E la nave va que j’ai pu me détourner du réalisme au profit de l’abstraction. A partir de 1985, j’ai décidé de ne plus tourner de scène réaliste, et de m’en tenir aussi à ce qu’avait dit Matisse: « Tout ce qui n’a pas d’utilité dans le tableau est par là même nuisible. »

Depuis, et s’appuyant sur une compagnie de production qu’il a pu monter grâce, notamment, à ses nombreuses publicités auxquelles préside un réjouissant esprit décalé (on peut en voir un échantillon sur son site Internet, www.royandersson.com), le cinéaste s’est employé à développer un style inimitable. Les contes d’Andersson se composent ainsi de miniatures faites de longs plans fixes –« couper n’est pas nécessaire à mes yeux, je trouve cela banal et ennuyeux »-, alignées suivant une narration éclatée permettant d’embrasser une perspective plus large, comme autant de fragments de vie soumis au regard d’un entomologiste disséquant l’humanité. A moins, bien sûr, qu’il ne s’agisse de quelque pigeon philosophant sur l’existence, pour reprendre le titre de son dernier opus dont le cinéaste concède volontiers qu’on peut y voir une projection de sa personne. Autant dire qu’il a trouvé là une distance appropriée pour pratiquer ce qui ressemble aussi bien souvent à de la subversion douce. « Mes films sont subversifs, oui. A des degrés divers, sans doute, mais ils le sont. Cela tient à ma personnalité: je ne veux pas provoquer, mais j’aime bien venir irriter quelque peu la classe supérieure, les dirigeants et leur suprématie. Mes origines sociales, peut-être, font que j’ai un problème avec tout ce qui touche à l’autorité… »

Libérer l’imagination

Il y a, de fait, dans son cinéma, l’expression d’un regard critique sur le monde et la société, se déclinant toutefois en nuances subtiles: « On ne peut être un artiste sans être politique, mais s’il y a lieu d’avoir une conscience, je n’aime pas pour autant le didactisme pesant, j’aspire à une plus grande complexité. » Ses films en sont assurément le reflet, qui brassent des considérations diverses au gré de leurs tableaux et humeurs multiples, des plus légères en apparence, aux plus graves. L’indifférence, par exemple, en est l’un des motifs récurrents, et l’oeuvre, intemporelle jusque dans sa texture même, est aussi définitivement reliée à l’époque contemporaine. Andersson y capte, faussement désinvolte, l’air du temps. Comme lorsqu’il fait dire à l’un des protagonistes de Songs from the Second Floor: « Mon fils a écrit des poèmes, donc il est devenu fou », manière spirituelle d’épingler un prêt-à-penser désespérant, sans avoir l’air d’y toucher et une pointe d’humour en sus. « Une bonne réplique peut libérer mon imagination, dit-il modestement. J’adorais cette phrase pour ce qu’elle recelait de comique et de triste à la fois. » A l’image de son cinéma, en somme.

Le plus souvent, ce sont toutefois des images qui le guident –« quand on est nourrisson, elles constituent notre premier pas vers la vision et l’appréhension du monde », souligne-t-il-, et ses films s’appuient sur une alchimie secrète entre scénario et dessins de sa main. Andersson s’interrompt un temps pour montrer ceux ayant servi à son Pigeon perché dans la pièce adjacente, et l’on découvre chaque scène dûment esquissée, en une somme de story-boards dont le tournage modifiera certains détails, sans que l’essentiel s’en trouve pour autant altéré. Certains de ces tableaux sont tout simplement glaçants, le réalisateur convoquant encore dans ses films une mémoire et une culpabilité collectives, à l’aune des tragédies de l’Histoire contemporaine, l’Holocauste en particulier. « Très tôt, j’ai éprouvé un sentiment de culpabilité. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous habitions avec ma famille au centre de Göteborg, dans un quartier très pauvre. Il y avait quelques magasins, et notamment des poissonneries, et je me souviens m’être rendu un jour dans l’une d’entre elles avec ma mère, alors que je devais avoir trois ans. Nous avons découvert les tenancières en larmes, pleurant bruyamment devant un journal grand ouvert. Elles ont désigné une photo, la première qu’on ait publiée de l’Holocauste, avec ces squelettes. C’était il y a 70 ans, et je peux encore revoir ce moment. Je me sens extrêmement concerné par ce que j’appelle la culpabilité sociale. Je suis né pendant la Seconde Guerre mondiale, au pire de l’Holocauste, alors que des millions de Juifs étaient gazés en Allemagne et en Pologne. Je n’étais bien sûr pas présent, mais ma condition d’être humain veut que j’éprouve de la culpabilité, du simple fait d’appartenir à un genre qui a été capable d’une telle atrocité. Aujourd’hui encore, je ressens cette culpabilité, peut-être aussi du fait de l’attitude de la Suède à l’époque… » En quoi, explique-t-il encore, les travaux du philosophe Martin Buber sur la culpabilité, et sa pensée « constructive », l’ont toutefois beaucoup aidé. Un pigeon perché trouve son point d’orgue dans une scène renvoyant à des sentiments voisins, et ravivant pour le coup le spectre du colonialisme sous le regard impassible de notables. « Ils ont tous plus de 100 ans, et appartiennent à la génération responsable de l’esclavage. Ce groupe d’Occidentaux écoute cette musique sublime sans voir d’où elle vient, ni ce qui se trouve là. Un peu comme aujourd’hui, quand les gens jouissent de produits de luxe sans comprendre comment ils ont été faits… »

Ainsi tourne le petit monde de Roy Andersson, auteur que son humaine condition prédispose à la mélancolie et la tristesse, jusque dans ses inspirations revendiquées -il cite par exemple, s’agissant de son dernier opus, le courant pictural de la Neue Sachlichkeit ou nouvelle objectivité, s’étant épanoui en Allemagne dans l’entre-deux-guerres. « Des artistes comme Otto Dix ou George Grosz ont vécu des atrocités pendant la guerre, et leurs toiles sont gorgées de cette désillusion. » Pour autant, et même s’ils affichent une lucidité volontiers dépressive –« nous ne pouvons prétendre à l’éternité et sommes donc tous condamnés. Dans le meilleur des cas, nous allons survivre 80 ans, il n’y a pas de happy-ending à attendre, nous finirons tous tragiquement »-, les films de Roy Andersson ne se cantonnent pas à cette seule « désabusion » que chantait Nino Ferrer.Le nonsense s’y déploie aussi, parmi d’autres touches absurdes, en un dégradé allant de Beckett à Laurel et Hardy, à quoi s’ajoute une sensibilité qu’il a définitivement toute personnelle. Et le réalisateur de se refuser à une noirceur définitive: « J’aimerais que les spectateurs puisent de l’énergie dans mes films, et qu’ils en ressortent avec une vision un peu plus claire des choses. »

Ravis aussi, qui sait, d’aller bien, en quelque détournement du mantra agité par les protagonistes du Pigeon perché comme antidote à la solitude… Considération sur laquelle, deux heures s’étant bientôt écoulées, le moment est venu de prendre congé. Andersson, toujours prévenant, réitère sa proposition de déguster un pur malt en sa compagnie. Et d’assortir l’invitation d’une rime que l’on croirait empruntée à sa trilogie: « A whisky a day takes the doctor away », morale assurément à l’épreuve de la morosité. Cheers…

TEXTE Jean-François Pluijgers, À Stockholm

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