Michael Haneke, critique de l’indifférence bourgeoise
Avec Happy End, Michael Haneke signe un film somme de son cinéma, plaçant dans sa ligne de mire une famille de la haute bourgeoisie occidentale qui envisage le monde alentour avec une indifférence coupable…
Généralement plébiscité à Cannes, pour ses deux derniers films en particulier, Le Ruban blanc et Amour, lauréats l’un comme l’autre de la Palme d’or, Michael Haneke y a fait, en mai dernier, l’expérience amère d’un accueil en demi-teinte. Comptant parmi les films les plus attendus de la compétition, son Happy End a globalement déçu en effet, n’étant certes pas le ratage intégral que certains se sont plu à y voir, mais se situant objectivement en retrait de ses précédents opus. Si le prévisible retour de bâton médiatique l’a affecté, le maître autrichien n’en laisse en tout cas rien paraître alors qu’on le retrouve quelques jours plus tard pour un entretien détendu: « Il est impossible de créer un film en anticipant comment il va être reçu. On ne peut qu’attendre et observer la réaction des critiques. Je pars du principe que je serai compris, parfois j’ai raison, parfois pas, et il se peut aussi que je fasse des erreurs, ou qu’un film soit meilleur ou moins bon que le précédent. Mais en tant que créateur, je ne peux préjuger de la réception de mes films. Je fais de mon mieux, et puis c’est à vous… »
S’il s’en trouvait pour croire que deux Palmes d’or suffisaient à se prémunir des aléas de la production, l’exemple du réalisateur autrichien vient leur apporter un démenti par l’absurde: alors qu’il tourne habituellement à raison d’un film tous les deux ou trois ans, Haneke a dû cette fois patienter cinq ans pour donner un successeur à Amour (auquel ce nouvel opus fait d’ailleurs explicitement référence). Moins qu’une panne d’inspiration, un accident de parcours, n’ayant d’ailleurs pas manqué de l’irriter: « J’étais en colère, parce que juste après Amour, j’ai écrit un scénario très rapidement, sans jamais réussir à réunir le financement. J’ai donc perdu deux ans à attendre, avant de décider de me consacrer à autre chose. Ce n’était pas une pause, mais bien une perte de temps, attribuable à une série de facteurs: il s’agissait d’une coproduction avec les États-Unis, et j’ai le sentiment que mes partenaires européens, de crainte d’y laisser des plumes, n’ont peut-être pas absolument tout mis en oeuvre pour qu’elle aboutisse. Un autre problème a découlé du fait que je n’ai jamais trouvé l’actrice idéale pour interpréter ce film, après l’avoir cherchée en Allemagne ou en France. C’était l’histoire d’un couple, une jeune femme extrêmement corpulente, dont le partenaire aurait été Forest Whitaker. Le casting s’est toutefois rapidement révélé être un casse-tête: je n’ai jamais réussi à dénicher une comédienne obèse. On ne travaille pas comme actrice si l’on fait 120 kilos, pas dans nos contrées en tout cas. »
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L’indifférence aux autres
Ce projet, qui devait s’intituler Flashmob, abandonné de guerre lasse, Michael Haneke est revenu, pour Happy End, en terrain familier, retrouvant la fidèle Isabelle Huppert et Jean-Louis Trintignant, mais aussi des thématiques qui irriguent son oeuvre depuis l’époque de Benny’s Video, au début des années 90. À tel point qu’il est tentant de voir dans ce nouveau film la somme de son oeuvre antérieure: « C’est toujours la même personne qui tourne les films, et il est inévitable que des thèmes reviennent, au risque d’une certaine répétition. Je ne suis pas le seul à avoir été l’objet de cette critique: on a reproché cent fois à Bergman ou à Bresson de faire toujours le même film, mais c’est inévitable si l’on a une écriture et un style personnels, on ne peut rien y faire. Il ne s’agit d’ailleurs pas uniquement d’une question de style, ça tient aussi à ce par quoi on est touché, et ce par quoi on est intéressé en tant qu’individu. J’écris sur des choses qui me fâchent ou qui m’émeuvent. » Ainsi donc d’une histoire ayant pour cadre Calais, dont elle emprunte le motif des Bourgeois immortalisés par Auguste Rodin. En l’espèce, une famille de grands industriels que son nombrilisme égoïste assorti à la déconnexion de ceux qui la composent, indifférents les uns aux autres, rend aussi insensible au drame qui se joue alentour, celui de réfugiés dont la présence vient insensiblement court-circuiter les allées et venues bien dérisoires. « Happy End n’est pas un film sur les réfugiés, je serais incapable d’en tourner un, ne les connaissant pas: je n’ai pas vécu avec eux et n’en suis pas un moi-même. Mais je connais par contre les rapports que nous avons entre nous et la relation que nous entretenons avec eux, et c’est ce que je souhaitais aborder: notre ignorance et notre manque d’intérêt pour eux. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que je parle de migrants: ils étaient présents, directement ou indirectement, dans Code inconnu, 71 Fragments et Caché… »
Plutôt que de répétition, on parlera en l’occurrence de cohérence. Celle voulant aussi que les films de Haneke se déroulent dans des milieux aisés, celui des Laurent aujourd’hui, une famille dysfonctionnelle appartenant à la haute bourgeoisie que le cinéaste croque avec férocité. Un surcroît de nuance n’aurait sans doute pas déforcé le film, à l’image de celle qu’il introduit en réponse à la réflexion sur cette constante sociale de son cinéma: « J’ai le sentiment que l’on ne peut plus parler, aujourd’hui, de haute bourgeoisie, ni d’une classe supérieure qui n’existe plus vraiment. Aujourd’hui, en Occident, nous tendons tous à appartenir à une même classe moyenne, supérieure ou inférieure, fortunée ou moins fortunée. J’écris sur des gens que je connais, et donc sur cette classe moyenne. Il me serait, par exemple, impossible de parler de dockers du Havre, dont j’ignore tout de l’existence. Et je m’intéresse aux familles, parce qu’elles constituent le noyau à partir duquel se construisent les sociétés, et qu’elles produisent ce que l’on va ensuite y retrouver à une échelle plus large. Sans être fixé sur la haute bourgeoisie, la hiérarchie au sein d’une famille est une représentation de celle ayant cours dans la société. En Occident, les immigrants sont les seuls, peut-être, à ne pas faire partie de cette classe moyenne: ils jouent le même rôle aujourd’hui que le prolétariat au XIXe siècle, et font les jobs dégradants dont personne d’autre ne veut. Nous ne réalisons sans doute pas combien nous sommes privilégiés par rapport au reste du monde. Quand j’entends des gens se plaindre, j’ai envie de les gifler. »
La farce remplace la tragédie
Happy End ressemble du reste, par endroits, à un véritable jeu de massacre, portrait de famille dont aucun membre ne semble propre à susciter l’empathie. Haneke y revient à d’autres de ses marottes, la prolifération de nouveaux médias, par exemple, soulignée d’entrée par écran de smartphone (et démonstration d’insensibilité) interposé. « Je ne suis pas obsédé par ces médias, mais je pense que quiconque veut aborder la société contemporaine ne peut éviter d’en parler et du rôle qu’ils jouent dans nos existences dont ils sont devenus des éléments centraux. Nous nous baladons tous avec un iPhone en poche et le taux, la profondeur et la radicalité du changement dans nos moyens de communication sont sans précédent. La manière dont nous échangeons et communiquons a évolué ces 20 dernières années à un degré jamais connu précédemment. Nous sommes tous submergés par cette vague de technologie, si bien que refléter cet état de fait dans mes films est une obligation. »
Michael Haneke confesse encore avoir tourné son film sous l’emprise d’une certaine frustration face à la tendance qu’ont les médias, et le public d’une façon générale, à fermer les yeux sur les problèmes que soulève Happy End, ne s’excluant d’ailleurs pas du nombre: « Je ne peux même pas avancer l’alibi artistique de parler simplement de tierces personnes, je suis en colère contre moi également. » Et son film, véhément par endroits, traduit aussi une vision à l’évidence désabusée, sinon désespérée. Moment qu’il choisit, paradoxalement, pour délester son cinéma d’une part de sa gravité, y apportant une touche d’humour sarcastique en rupture avec ses antécédents. « C’est vrai, ce film n’est pas une tragédie, nous n’en sommes plus dignes désormais, il s’agit bien plus d’une farce. Et j’ai d’ailleurs été enchanté que le public rie lors des projections cannoises. Nous sommes les spectateurs de la souffrance qui a lieu sous nos yeux comme nous le serions d’une pièce de théâtre. Elle concerne d’autres gens, nous en prenons conscience en regardant la télévision, mais dans nos pays privilégiés, elle ne nous touche pas directement. En termes d’évolution théâtrale, le drame a remplacé la tragédie. Et aujourd’hui, la farce remplace le drame. » Sinistre et macabre, comme il se doit. Et si Haneke manie volontiers l’humour noir, le spectateur, lui, rit jaune…
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