Lee Ranaldo: « C’était le bon moment pour arrêter Sonic Youth »

Lee Ranaldo © Alex Rademakers
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Le guitariste de feu Sonic Youth propose un rock psyché doué comme héritage spleen des sixties et de l’insatiable vibe new-yorkaise.

Lee s’appuie sur le piano, un classique à queue posé au rez de la maison de disques Pias, hésitant avant de s’installer au clavier: « Ma mère pratiquait le piano classique donc j’ai toujours un peu de mal à aller sur son terrain. » Sourire. Ce jour-là d’octobre, l’un des plus fameux guitaristes contemporains -désigné Numéro Un de la catégorie avec Thurston Moore par le magazine Spinen 2012- présente en acoustique quelques chansons d’Electric Trim, nouvel album aux charmes vénéneux (voir la critique). Par exemple Throw Over the Wall, écrit avant la victoire de Trump et présage d’une société américaine rétrograde: « J’ai l’impression que ce sont les derniers moments de ces dinosaures anti-gay, remettant le nucléaire dans l’actu pour la première fois depuis 40 ans! Trump est suffisamment horrible pour se mettre les gens à dos, mais pas mal d’Américains le supportent encore, ce qui est particulièrement dingue. » On se rappelle avoir causé nationalisme avec Kim Gordon et Thurston Moore fin 1992, le couple de Sonic Youth attestant alors de sa méfiance de toute symbolique patriotique. Un quart de siècle plus tard, le drapeau US est brandi plus haut que jamais et Sonic Youth s’est désintégré, synchro au divorce de ses mariés médiatiques. Lee: « Thurston et Kim avaient quitté New York pour aller vivre à Northampton, Massachussets: ils voulaient donner à leur fille un autre environnement pour grandir que New York. Ça a été le début de la fin parce que la distance géographique s’est installée entre les membres du groupe et puis, par la suite, il est apparu que Thurston avait une liaison extra-conjugale. Mais la fin de Sonic Youth signifie qu’un cycle a été complété après 30 ans, même si nous avions toujours quelque chose de vital à donner en concert: le trauma de la séparation existe mais c’était le bon moment pour arrêter. »

Punk dans la face

Né en 1956, Lee Ranaldo, incarne la troisième génération d’immigrants italiens, issue de la classe moyenne -père employé et mère couturière- vivant au plus près la suburbia des années 60. « L’époque où même les gens peu fortunés pouvaient acheter une maison. J’habitais à Oyster Bay, Long Island, un village près de la mer, où ma mère ayant vécu à Brooklyn avait adoré déménager. Un endroit peuplé d’Italiens et d’Irlandais, d’une foi catholique que j’ai ensuite laissée tomber. Assez vite, ma génération a eu envie de fuir tout ça et de retourner à New York parce que c’est là que se trouvait l’excitation (sourire). » Initialement, Ranaldo expérimente de plein fouet l’invasion britannique, emporté par tout ce que le rock’n’roll peut drainer comme sons, fantasmes et urbanités. « Mon père a ramené à la maison les premiers 45 tours des Beatles et puis leur premier album. Je n’avais que sept-hui ans, mais j’ai vécu ça en direct. Tout ce qui a été de l’assassinat de Kennedy à Woodstock et Altamont. La pop music était mon rêve américain, elle est devenue mon obsession. » Mais le révélateur arrive lorsque Lee étudie les arts visuels à la Binghamton University -dans l’État de New York- et prend le punk dans la face. « C’est là que j’ai créé un premier groupe et commencé à fréquenter New York City, à trois heures de route de l’unif. J’y ai rencontré Kim et Thurston, découvert le CBGB, le Max’s (Kansas City) et autant Glenn Branca que Swans ou Teenage Jesus. Kim, Thurston et moi avions l’impression d’être la prochaine génération et à l’été 1981, on a commencé à répéter dans cette galerie de Soho -qui n’était pas encore Soho-, Glenn Branca sortant notre premier enregistrement l’année suivante. » Quand Ranaldo parle du New York des années 70-80, il restitue le sentiment prévalant d’une ville où crasse, crime, pauvreté, déglingue, folie et came vivent parallèlement à une brillance artistique majeure, drainant l’énergie de la danse (Merce Cunningham), de la peinture-graffiti (Basquiat) et de toutes les musiques fluorescentes.

Charles Manson

« Cette pauvreté et ce danger new-yorkais signifient qu’on pouvait aller y habiter pour pas cher, mais aussi qu’il fallait être absolument impliqué dans ce que l’on faisait, vu la violence ambiante. Le soir, on allait dans les quartiers pourris parce qu’il s’y trouvait les meilleurs clubs! New York a toujours cette énergie et on a beau geindre en disant que c’est différent aujourd’hui, ce n’est pas vrai: tu y rencontres toujours des gens comme quand tu croisais Allen Ginsberg en rue. Manhattan est devenu ridiculement cher: j’y ai déménagé en 1981 et je ne pourrais plus me le permettre aujourd’hui, mais c’est une île, le centre de tout, un grand village avec un véritable sens de la communauté. Un endroit trop bordélique pour continuer à prendre le LSD que j’essayais dans les bois de l’État de New York (sourire). » Le paradoxe de Lee Ranaldo est double: d’abord celui d’avoir incarné dans Sonic Youth une noisy-pop à la fois underground et mainstream, étant signé pendant près de deux décennies sur les majors DGC/Geffen/Universal. Et de prendre dans ses disques, au moins depuis le Between the Times & the Tides en 2012, son neuvième solo, une option pop-rock flattée par la consistance mélodique. Intéressante, la confusion entre le personnage et la musique: « Du temps de Sonic Youth, les gens imaginaient qu’on était des fans de Charles Manson ou des junkies cinglés,mais notre intensité et notre folie dans la musique nécessitaient d’avoir une vie plutôt normale, avec des familles. Il fallait de la stabilité pour être radical. On préférait plutôt partir à la chasse aux bons bouquins qu’à celle de l’héroïne. » Ces jours-ci, Lee, époux de la plasticienne Leah Singer, expose doublement en Belgique, notamment ses collages, l’une de ses nombreuses activités artistiques extra-musicales (1). Alors heureux Lee ? « Au plus haut dans la hiérarchie du bonheur où tu te trouves, au plus profond tu expérimentes la tristesse. Ce sont les faces opposées de la même pièce, peut-être parce que le bonheur et la tristesse sont toutes deux des illusions qui nourrissent pareillement ta compréhension de la condition humaine. »

En concert le 28/02 au Vooruit de Gand.

(1) Lee Ranaldo: Lost Ideas au CC De Steiger à Menen -près de Courtrai- jusqu’au 17/12, www.ccdesteiger.be, Lee Ranaldo – New Works à la Galerie Jan Dhaese à Gand jusqu’au 19/12, www.jandhaese.be

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