EXPO, RÉÉDITIONS, REVIVAL NINETIES… LE RAP FRANÇAIS N’EN FINIT PLUS DE REGARDER DANS LE RÉTRO. ET DÉCOUVRE AU PASSAGE UNE HISTOIRE SOUVENT MÉCONNUE. EXEMPLE AVEC LE LIVRE DE VINCENT PIOLET, REGARDE TA JEUNESSE DANS LES YEUX.

Il suffit de regarder les classements des meilleures ventes de ces dernières années. De Sexion d’Assaut à Booba en passant par Soprano, quelques-uns des plus gros cartons français sont bel et bien venus du rayon rap. Rien qu’en 2014, Black M et son camarade Maître Gims ont vendu à eux deux plus de 600 000 albums. Longtemps honni, le genre a définitivement pris ses aises, traînant à côté de la variété (quitte même à s’en rapprocher parfois dangereusement, estimeront certains). Il n’en a pas toujours été ainsi, loin de là. Pendant des années, le rap a galéré à la marge. Un disque, en particulier, l’en avait fait sortir: Rapattitude, première compilation de rap français qui rassemblait en 1990 quelques-uns des cadors de l’époque. Avant cela? « Le rap français n’existe pas », écrivaient encore les Inrocks en 2013, au moment de la réédition de ce qui est souvent considéré comme l’acte de naissance du hip hop made in France.

C’est en partie vrai. Avant Rapattitude, le rap français ne représentait en effet commercialement quasi rien. Par contre, la culture hip hop, elle, était déjà solidement implantée. C’est ce que raconte Vincent Piolet dans Regarde ta jeunesse dans les yeux, paru récemment aux éditions Le Mot et le Reste. « Pendant une dizaine d’années, le rap a été en gestation. Il n’y avait pas d’argent, et il n’intéressait ni les maisons de disques, ni les médias. C’était des ados qui vivaient leur passion, et créaient dans leur coin. » A partir de Rapattitude, c’est le déclic: « La presse embraie, chaque label veut son rappeur. C’est aussi le moment où le break-dance commence à être repris par des compagnies de danse contemporaine, et que les graffitis rentrent dans les galeries d’art. De contre-culture, le rap devient une sous-culture. »

Que s’est-il passé avant ça? Jusqu’ici, peu de livres s’étaient réellement penchés sur la question. Regarde ta jeunesse… s’y colle.

L’histoire du hip hop made in France démarre bizarrement. Presque à l’envers. En 1984, TF1 propose une toute nouvelle émission, montée à l’arrache: H.I.P. H.O.P., présentée par Sydney, le dimanche après-midi (après Starsky & Hutch). Y passent Afrika Bambaataa, Herbie Hancock ou même Madonna, entre deux concours de breakdance. L’ambiance est fun, saine, bon enfant. Un livret présentant l’émission annonce: « Ça peut devenir énorme, quelque chose comme le twist et le scoubidou combinés »« H.I.P. H.O.P. fut une sorte de parenthèse enchantée, explique Vincent Piolet. Ce qu’a réalisé Sydney était unique. Mais c’était aussi très lié à la mode du smurf. Au bout d’un moment, TF1 a décidé que la mode était passée, et l’émission a été supprimée. En attendant, pour beaucoup de gamins, c’était au contraire un sujet très sérieux. » Ceux-là, les mordus, ne lâcheront pas l’affaire si facilement.

D’autant que le phénomène hip hop n’a pas marqué que dans les cours de lycée et de collège. « Dès le départ, ce qu’on appelait les « branchés » -en gros Radio Nova, Actuel…- se sont intéressés au rap. » Deux exemples fameux. En 1982, Bernard Zekri, pigiste pour Actuel, organise un improbable New York City Rap Tour, qui balade les pionniers du Bronx (Afrika Bambataa, le Rock Steady Crew, Futura 2000…) à Paris et dans plusieurs villes de province. Encore plus épique est l’histoire d’Alex Jordanov, success story flamboyante, ponctuée de dope, magouilles, pots-de-vin, et autres pirouettes en tous genres. « Un vrai film! » Français basé à Los Angeles, Jordanov fait la connaissance de Zekri en 82. Celui-ci lui fait découvrir la scène rap new-yorkaise. Bluffé, il veut alors y mettre lui aussi son grain de sel, et réfléchit à ouvrir sa boîte à L.A. Pour l’animer, Jordanov fait le tour du ghetto de South Central et met la main sur Ice-T, jeune rappeur encore inconnu. Le club baptisé The Radio est lancé et fera rapidement un carton. Un an plus tard, le producteur Topper Carew tourne un docu hip hop, Breaking And Entering, et demande à Jordanov des tuyaux pour la bande-son. Le Français promet de la lui fournir pour le lendemain… Crédité au nom de The Radio Crew, produit avec Ice T, dans le garage de la tante d’un certain Andre Young (Dr Dre), Spray It deviendra le premier morceau hip hop réalisé par un Français!

Paris sous les bombes

Ce qui se passe à Paris, et très rapidement aussi à Marseille, est tout aussi aventureux. Passé l’effet de mode, un public de passionnés s’est en effet constitué: il a vu passer la caravane du New York City Tour; n’a pas loupé une émission de Sydney; ou a tout simplement flashé au collège sur les manuels scolaires de géo et les photos choisies pour illustrer New York: des rames de métro couvertes de tags et de graffitis… « Si la culture hip hop a pris en France au début des années 80, c’est aussi lié à un contexte social, historique. Sans vouloir faire de grand discours sociologique, il y a à cette époque-là une génération -en gros des gamins français, enfants d’immigrés- qui se retrouve coincée. D’un côté, la culture française ne leur ouvre que très timidement les bras, voire les met carrément de côté. De l’autre, comme tout ado par rapport aux références de ses parents, la culture du « bled » ne les intéresse pas forcément. Du coup, quand le hip hop arrive, ça leur tombe dessus! »

Le mouvement a donc ses pionniers: DJ Chabin, Dee Nasty (l’autoproduction Paname City Rappin’, en 1984), le rappeur Lionel D, le graffeur Bando…; ses lieux aussi: le mythique terrain vague de la Chapelle, où Dee Nasty organise ses « block parties » à la française, le Globo (les soirées Chez Roger Boîte Funk), la boutique Ticaret ou la salle Paco Rabanne, lieu de répétition pour défilés de mode que le couturier mettra à disposition des breakers du quartier. Car le hip hop, au départ, est d’abord une question de danse. C’était la porte d’entrée privilégiée. « Quelqu’un comme Akhenaton, par exemple, vous expliquera qu’il est arrivé au rap un peu par défaut. Il était fan de hip hop, mais ne savait pas trop bien danser, le niveau s’élevant constamment. Et comme il n’était pas non plus très bon dans le graffiti, il ne lui restait plus que le rap. » A côté de la musique, Regarde ta jeunesse… a ainsi la bonne idée d’évoquer également les débuts français du break-dance ou du graff à la française.

Régulièrement, à petite dose, il replace aussi le mouvement et son évolution dans un contexte historique français plus général. « Il n’y a pas beaucoup de documents sur les débuts du hip hop. Il a fallu vraiment fouiller. Du coup, à force de passer du temps à la Bibliothèque nationale de France ou à l’INA, j’ai revu défiler les années 80. Gamin à l’époque, je ne les avais forcément pas vécues de la même manière. Le racisme affiché, l’alternance politique gauche-droite… Ce fut une période de crises et de mutations très importantes, que j’évoque, mais sans pour autant me lancer dans des grandes théories. » En 1986, par exemple, la droite est de retour au pouvoir. Le climat est tendu. La crise est toujours là, et les promesses de la gauche déçues. Au ministère de l’Intérieur, Charles Pasqua incarne une ligne répressive dure. En mai 87, le concert-événement réunissant Run DMC et les Beastie Boys au Grand Rex dérape et tourne au chaos, les gamins saccageant la salle. « Dans le même temps, la situation dans les quartiers se dégrade, avec une violence qui change de forme. Or qu’écoutent la plupart des jeunes de banlieues? Du rap. » Vendu au départ comme une mode jeune saine et sportive, le hip hop est désormais perçu comme subversif et voyou. En 1990, quand le rap sort la tête de son underground, des émeutes éclatent au même moment à Vaulx-en-Velin, à la suite d’une bavure policière. Les quartiers s’enflamment et les rappeurs sont régulièrement accusés de mettre de l’huile sur le feu. « Il faudra attendre les années 2000 pour que le rap redevienne une musique, presque, comme les autres. »

Coup de bluff

Des acteurs des débuts, peu ont pu transformer leur passion en véritable carrière. Pas toujours simple donc de remettre la main dessus. « Pour certains, cela s’est presque apparenté à une enquête policière, rigole Vincent Piolet. Par exemple pour Bando, que je voulais avoir à tout prix. Ou Alex Jordanov, dont l’histoire n’avait jamais vraiment été racontée. » Piolet a moins de chance avec Lucien, « le trésor le mieux gardé du rap français« , grand pote des De La Soul et autres Jungle Brothers. « Il refuse toute interview. Mais il a bien voulu relire et corriger les pages qui lui sont consacrées… » Pour d’autres encore, il a fallu ruser. « Pour Kool Shen, je me suis fait passer pour un journaliste de poker. Quand il a décroché, je lui ai directement dit que je n’y connaissais rien. Il y a eu deux secondes de blanc. Et puis on a parlé pendant plus d’une heure, il a même rappelé pour donner d’autres infos. »

Il y a dix ans, l’Américain Jeff Chang sortait Can’t Stop Won’t Stop, somme pas loin d’être définitive sur les débuts du hip hop US. Sorte de version française du même exercice –« j’avoue, je lui ai tout piqué » (rires)-, Regarde ta jeunesse dans les yeux a le sérieux, la richesse et le sens du récit des meilleures bios anglo-saxonnes. Pendant plus de trois ans, Vincent Piolet a ainsi passé ses soirées et ses week-ends à fouiller le sujet, tentant de démêler le vrai de la légende, empilant plus d’une centaine d’interviews, s’immergeant dans une matière dense et touffue. Et l’histoire qu’il en ramène est passionnante…

REGARDE TA JEUNESSE DANS LES YEUX. DE VINCENT PIOLET, ÉDITIONS LE MOT ET LE RESTE, 360 PAGES.

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TEXTE Laurent Hoebrechts

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