J’avoue…

Une semaine après l’attentat contre Charlie Hebdo, et malgré le réconfort de la mobilisation citoyenne dimanche dernier, j’avoue j’ai peur. J’ai peur des cons, j’ai peur des armes, j’ai peur du lendemain, j’ai peur de la radicalisation, j’ai peur de la récupération, j’ai peur des extrêmes, j’ai peur de la haine, j’ai peur que ça recommence, j’ai peur de l’ignorance, j’ai peur de la bêtise, j’ai peur des amalgames, j’ai peur de la violence, j’ai peur de la cruauté, j’ai peur de la mort, j’ai peur pour mes enfants, j’ai peur du monde qui les attend, j’ai peur de sortir, j’ai peur des prédicateurs, j’ai peur des manipulateurs, j’ai peur de ces jeunes qui perdent la tête, j’ai peur du repli sur soi, j’ai peur de ne plus être libre de mes mouvements, j’ai peur de ne plus être libre de mes pensées, j’ai peur de ne plus pouvoir respirer, j’ai peur de l’autocensure, j’ai peur de la censure d’en haut, j’ai peur de la censure d’en bas, j’ai peur de la terreur, j’ai peur de devoir la boucler, j’ai peur de déprimer, j’ai peur de dire tout haut ce que je pense tout bas, j’ai peur de ne plus sourire, j’ai peur de ne plus trouver de dessins bêtes et méchants dans les journaux, j’ai peur de ne plus être un homme libre.

Mais j’ai aussi et plus encore peur d’avoir peur. Une angoisse -salutaire pour le coup- que je dois en partie à ces joyeux drilles qui nous ont appris à ne pas céder à la dictature -de droite, de gauche ou tombée du ciel-, à rire de tout à commencer par nous-mêmes, à faire nôtre cette idée que ce qui est sacré sous nos cieux cléments c’est que rien ne l’est justement. Une école de la tolérance version stretch, et arrosée de gros sel. A travers leurs dessins irrévérencieux, ils ont inoculé à des générations de lecteurs le virus de l’humour et de la dérision, ces mamelles de la liberté, ces soupapes de la conscience. Et ils ont joint le geste à la parole, résistant jusqu’au bout aux menaces des enragés et frustrés de tous poils. Respect. Comme le disait Maître Yoda, la peur est le chemin vers le côté obscur: la peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la haine… mène à la souffrance.

Ce qui n’empêche pas d’éprouver tristesse, fureur et dégoût. Cet acte odieux n’a pas seulement décimé une rédaction, et endeuillé douze familles, il a aussi massacré un bien précieux de la démocratie, la liberté d’expression, et endeuillé du même coup des millions d’êtres épris de justice et de liberté, qui ont bravé leur effroi dimanche pour dire non à la haine. Héritage des Lumières et clé de voûte universelle de cet Occident qui a certes des défauts mais aussi d’énormes qualités -on s’en rend compte quand ses acquis sont soudainement menacés-, le droit de se moquer des excès, des flatulences, des magouilles, des dérives de la part des puissants ou des cons n’est pas une concession allouée à quelques rigolos, c’est l’un des poumons de notre mode de vie pacifié et ouvert.

Que l’ignorance, l’obscurantisme, la haine ou le désespoir qui ont armé les assassins s’en prennent à ce symbole de la laïcité ne doit rien au hasard. Les caricaturistes, comme les artistes ou les intellectuels, sont ces canaris qu’on trouve dans les mines pour avertir du coup de grisou. S’ils chantent c’est que tout va bien, s’ils meurent, c’est qu’il faut s’attendre au pire… Voilà pourquoi le coeur de tous les démocrates saigne aujourd’hui. Charlie Hebdo est plus qu’un journal satirique, c’est une zone sensible de notre anatomie sociale.

Exposés et fragiles, les chevaliers de l’humour font office de rempart contre tous les fanatismes. Les barbares ont profané un sanctuaire. Un sanctuaire laïc, mais sacré pour tous ceux qui, quelles que soient leurs convictions, estiment que la démocratie est le moins pire des régimes. Et celui qui offre la meilleure protection à toutes ses composantes, en particulier celles qui dans le passé ou ailleurs sur la planète vivent au rabais, dans la peur et les souffrances: les femmes, les enfants, les pédés, les faibles…

On a envie de crier « No Pasaran! », comme les Républicains espagnols en 1936. Nous sommes tous orphelins, que l’on ait été ou pas nourri à l’esprit vachard de Cabu, Wolinski, Charb, Honoré et Tignous -on frémit en écrivant tous ces noms à la suite… Une digue entière vient de céder sous les balles de l’ignominie. Mais parce que c’est ce qu’auraient voulu ces martyrs de la démocratie, nous ravalons notre chagrin pour nous tenir debout et clamer haut et fort notre attachement indéfectible à ces valeurs qu’ils défendaient contre vents et marées, et qui sont les meilleurs antidotes contre le poison de l’inhumanité. La flamme de la dérision a vacillé en ce jour funeste mais elle ne s’éteindra pas…

PAR Laurent Raphaël

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