Critique | Livres

Le prix du désir

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Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Coincée entre ses aspirations et sa loyauté, une jeune femme se débat pour ne pas sombrer. Une parabole sur la condition féminine d’une beauté sauvage.

Il y a tout juste un an déboulait au grand galop et sous les acclamations Le Sport des rois, portrait saisissant, sur fond de courses hippiques dans un Kentucky rural et raciste, de deux familles, l’une noire, l’autre blanche. De quoi inciter Gallimard à exhumer dans la foulée Tous les vivants, le roman avec lequel l’Américaine C.E. Morgan mettait le pied à l’étrier littéraire il y a dix ans.

L’histoire commence avec l’arrivée d’Aloma dans une ferme isolée du Kentucky, au pied des montagnes. La jeune femme y rejoint Orren, ce petit ami qu’elle fréquente depuis quelques mois, et qui a dû reprendre inopinément l’exploitation familiale suite au décès accidentel de sa mère et de son frère. À l’appréhension de vivre en couple avec un garçon qu’elle connaît à peine s’ajoute la crainte de voir ses rêves d’émancipation s’envoler. Orpheline, Aloma a été élevée dans une école missionnaire catholique de l’État voisin où elle a montré des aptitudes hors du commun pour le piano. De quoi nourrir l’espoir d’un jour rejoindre « le monde réel« , une de ces grandes villes où elle aurait pu poursuivre sa formation, prendre sa revanche sur une existence banale et, qui sait, faire carrière. Très loin donc du trou perdu où elle échoue…

De fait, la greffe -avec Orren, avec la vie agricole, avec ce lieu austère- a du mal à prendre. Cantonnée à un rôle de femme au foyer dans une maison au confort rudimentaire et peuplée de fantômes, Aloma est livrée à elle-même et à l’ennui d’une solitude étouffante. Libre en théorie, prisonnière dans les faits de ce mode de vie n’offrant aucune distraction. Elle ne peut même pas s’échapper par la musique, le piano familial que lui avait fait miroiter son compagnon se révélant trop vétuste pour émettre le moindre son.

Une lueur d’espoir

Quant à Orren, la seule raison de sa présence, il se montre distant et taciturne, se tuant à la tâche pour sauver le domaine du naufrage auquel le condamne une sécheresse d’ampleur biblique. Le jeune homme prévenant et sensuel des débuts est devenu un étranger, même dans les rares moments d’intimité qu’ils partagent avec fougue mais sans passion, sans désir. « Elle le serra de plus en plus fort entre ses mains, supprimant toute distance entre leurs poitrines, frappant à la porte de sa chair, mais sans être entendue. Même lorsqu’il cria et qu’elle le sentit s’abandonner en elle, la porte demeura close. »

Le prix du désir

Actrice à part entière, la nature, tantôt menaçante, tantôt consolatrice, rythme cette valse refoulée des sentiments, offrant une palette aux nuances infinies à la plume sensuelle et intimiste de C.E. Morgan. En résulte une parabole d’une puissance romanesque aride et fiévreuse, justifiant pleinement le rapprochement avec John Steinbeck, le père des Raisins de la colère, la sensibilité féminine en plus.

La jeune fille finira par trouver un peu de répit à l’église du patelin tout proche, où elle se fait engager pour jouer du piano lors des offices. Bien vite, l’instrument n’est cependant plus la seule raison de ses fréquentes visites. Le pasteur qui lui a ouvert les portes de la paroisse sème le trouble dans son esprit. Face à cet homme au verbe haut, colosse épris de fragilité et d’introspection, tout le contraire d’Orren donc, son engagement vacille un peu plus, sa croix s’alourdit, exposant l’espoir forcément fragile au feu roulant de la culpabilité. Et teintant de mélancolie ce récital d’une beauté organique sidérante sur la condition de la femme en milieu hostile, mais aussi sur le lien à la terre, sur le renoncement, sur l’amour et sur le sens du sacrifice.

Tous les vivants

De C.E. Morgan, éditions Gallimard, traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Bach, 240 pages.

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